A mesure qu’un écrivain écrit, il use la corde de son arc, celle-ci peut céder à tout moment, on voit alors la suite: débandage, l’arc n’est plus qu’un bout de bois et la flèche reste dans le carquois. Modiano, tout nobelisé qu’il est – et peut-être en raison de cela – est en passe de subir le même sort. Sa notoriété, on le sait, vient de ce qu’il écrit le même livre depuis quarante ans. On compare avec raison son œuvre à un palimpseste: Modiano, tel un copiste, efface sur le même parchemin le roman précédent pour y inscrire le nouveau (qui n’en est qu’une variante). Tout le monde est satisfait sauf le parchemin qui s’use, qui s’use…
Souvenirs dormants ne déroge pas à ces principes génériques. Seulement dans ce dernier opus, l’auteur, par mégarde ou subtile malice, nous livre sa recette (bien évidemment inapplicable par tout un chacun…). Voici le gimmick, le MacGuffin, le truc du Modiano de base:

1/ prendre un carnet et noter pour chaque rencontre: nom, prénom, numéro de téléphone, lieu de la rencontre, quelques détails oubliés ou insignifiants  – ne pas surcharger la « fiche »…
2/ arpenter Paris, ses quartiers, ses zones et noter à la volée les bribes de conversations entendues dans les lieux publics, cafés, métro, gares…
3/ consulter les anciens annuaires de téléphone (années cinquante, soixante), relever des noms à la consonance exotique, ou évoquant un monde interlope, ou traduisant un « habituel d’époque » (Pérec)
4/ relier tous ces fils pour en faire une corde, ou une ébauche de corde – autrement dit un récit de vie incertain, nébuleux, lacunaire, inintelligible, bizarre, équivoque, inquiétant, mais néanmoins captivant par tous ces manques qui, par l’heureuse parcimonie de l’auteur et sa maîtrise de la logique floue (fuzzy logic), du balbutiant, du vague et de l’insaisissable, fait monter en tension l’intérêt du lecteur.
5/ COUPER le fil quand l’hypnose de ce dernier est bien installée!
Frustration maximale garantie, le lecteur hurle de plaisir, demande grâce et exige une nouvelle dose…
6/ là, il faut la jouer fine: tresser une nouvelle corde en reprenant quelques fils de la précédente pour abuser le lecteur, lui donner le faux espoir d’une résolution.
Car il n’y pas de résolution, la RÉSOLUTION n’existe pas dans l’univers modianesque, une conclusion est irrecevable (« La bêtise est de vouloir conclure » disait Flaubert). Ce qui rend ce monde interminable à la fois cauchemardesque et fascinant comme l’infini de Pascal.
On voit par là que Patrick Modiano est une énergie littéraire parfaitement renouvelable, hautement recyclable, n’engendrant pas ou peu de déchets ou d’émissions polluantes si ce n’est de substantielles royalties pour la maison Gallimard. Et une salubre (si ce n’est salutaire) addiction chez son lectorat.
Le « syndrome du disque rayé » chez des auteurs aguerris est souvent l’objet de plaintes de la part des critiques. Nous avancerons que Patrick Modiano est l’exception qui confirme la règle.

Patrick Modiano, Souvenirs dormants, Collection Blanche, Gallimard, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie de Patrick Kovarik – POOL/AFP / Éditions Gallimard.

  1. pascaleBM says:

    Ni addict ni non addict, juste un petit Modiano de temps en temps.
    Il n’est pas, soyons sincère, sur la liste de mes « chouchous ». Celui-là n’arrivera pas sur une pile tellement haute qu’elle est en passe de s’écrouler, ce qui serait une nouvelle manière de choisir ses « urgences littéraires ».

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Patrick Corneau