Vos nuits sont difficiles? Vous comptez les moutons sous votre lit? Vous évitez les somnifères de peur de succomber à une addiction médicamenteuse? Un substituable aux vertus soporifiques garanties sans accoutumance s’offre à vous: le dernier roman de Richard Millet. Imparable, mortel: le ronflement vous submergera!
Descendons un peu dans la posologie et explorons le pitch.
À Paris, un écrivain vieillissant se tape Nadejda, une cantatrice russe d’âge moyen qui, par perversité inconsciente ou masochisme idiot, lui jette en pâture sa fille de 16 ans, Dolorès, une nymphette caractérielle et passablement autodestructrice. L’écrivain, figé comme le lapin dans les phares d’une voiture ou comme l’âne entre son picotin d’avoine et son seau d’eau se voit incapable de choisir entre la diva marâtre et son fruit amer. S’ensuivent 200 pages de pleurnicheries et jérémiades aussi complaisantes que narcissiques*. L’ombre d’Adolphe passe et s’éloigne… Effet immédiat chez le lecteur: le livre choit sur la couette ou dégringole dans la ruelle. Fin de partie. Il vous en coûtera simplement 18 euros non remboursés par la sécurité sociale.
Inutile de dire que la mention « Nouvelle Lolita » osée en 4ème de couverture est une énormité, une fumisterie d’éditeur – Richard Millet est au maître Nabokov ce que le piano de Lang Lang est à l’art consommé d’un Glenn Gould, ou pour rester dans le sujet ce qu’une photographie de Helmut Newton est à un nu de François Boucher. La seule censure à laquelle s’expose ce récit est la patience du lecteur – elle est rédhibitoire**.
À la décharge de Richard Millet reconnaissons que ce long duo entre la plaie et le couteau, plein d’apitoiements amers et de sombres ruminations est parfois traversé d’embellies qui sortent le lecteur de sa douce torpeur: de vigoureux sarcasmes contre les temps présents (déclin, nihilisme, incommunicabilité, etc.) que l’auteur affûte et répand depuis qu’il est ressuscité dans la posture de « martyr public numéro un » après une sale affaire où fut ruinée sa réputation d’intellectuel estimé et d’écrivain reconnu. L’inconvénient est que le contempteur se prend les pieds dans le filet qu’il dénonce, il s’y roule et s’y vautre avec le plaisir triste de la victime consentante. N’est-ce pas le passage, la condition obligée de toute visibilité aujourd’hui?
Il y a peu d’intériorité ici mais beaucoup de vanité, mot qui, on le sait, appelle les qualificatifs vain et vide. Quand on fait le vide en soi, on fait autour de soi non pas le plein, mais le vide. J’entends dans la salle des raclements de chaise, des voix protestent: « Souvenez-vous de la recommandation du Christ lui-même: Ne jugez point! »
Mais je ne juge pas: je condamne.

« C’est pourquoi on aime toujours la même musique, et la même femme, en plusieurs visages, y compris celles qu’on ne croyait pas pouvoir aimer; et c’est au chant, plus encore qu’à la langue, que j’avais confié le soin de me guider dans le temps, le passé comme l’avenir, qui en est la figure inquiète; et cela explique en partie l’amour que je portais à Nadejda, qui était une figure de l’éternel passé, plus que de l’avenir, et à la voix de qui je m’étais donné corps et âme, tout en y cherchant l’image de fillettes perdues ou de femmes que j’avais entendu chanter, autrefois, dans des cours de fermes, au fond de chambres obscures, au cœur du grand songe amoureux qui est une doublure du temps où je passerai ma vie à tenter de reconnaître celle qui ne chantera que pour moi et que je ne trouverai ni dans le jour ni au crépuscule mais, qui sait, dans l’envers même du temps que sont les métaphores, les arias et ces cris d’anges déchus que poussent les femmes en jouissant. »
Richard Millet, La nouvelle Dolorès, Éditions Leo Scheer, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

* Sur les effets dévastateurs du culte idolâtre des grands chanteurs (ce qu’en Italie on appelle le « divismo »), de l’opéra en général (et de Wagner en particulier), il faut lire l’extraordinaire livre de Philippe Berthier Toxicologie wagnérienne chez Bartillat, un must d’intelligence et de drôlerie!
** « On n’a pas le droit d’emmerder un lecteur qui ne vous a rien fait. » Lucien Jerphagnon

Illustrations: Dominique Swain dans Lolita d’Adrian Lyne/ Éditions Leo Scheer.

Prochain billet le 31 octobre.

  1. Serge says:

    Pimentons ce blog par quelques propos divergeant.
    Je n’ai pas lu ce livre mais un bon nombre d’autres de Millet.
    Sa posture politique notamment au sujet de l’immigration et de l’islam qui lui attire l’opprobre d’une bonne partie de sa profession au point de lui avoir fait perdre son métier chez Gallimard me le rend digne d’intérêt et plutôt sympathique.
    Un homme seul poursuivi par la meute attirera toujours mon attention.

    1. Les petites pointes intempestives contre l’air du temps, comme je l’ai signalé, sont les seuls ingrédients pimentant cette lourde panade. Être « Un homme seul poursuivi par la meute » ne suffit pas pour faire un bon écrivain, même s’il faut reconnaître à Richard Millet le courage de penser librement et d’être une intelligence qui réfléchit (comme le montrent ses chroniques cinématographiques dans la Revue des Deux Mondes). Là la pleurnicherie a submergé l’intelligence. Dommage.

  2. Pascale BM says:

    Ça, c’est fait!

    « On n’a pas le droit d’emmerder un lecteur qui ne vous a rien fait. » Lucien Jerphagnon, dont je suivais les cours de Philosophie antique et médiévale à l’Université de Caen, avec qui je suis restée en conversation épistolaire après. Qui avait ce genre de verdeur dans les propos, mais un maître exceptionnel dans l’explication des textes anciens. Inoubliable « Jerph » comme nous l’appelions.

  3. Pascale BM says:

    Je la mesure chaque jour, Cher Lorgnon, et ce n’est pas un effet de manche. Je lui dois d’être une lectrice inflexible sur le sens des mots, la rigueur du raisonnement, l’obligation de se référer aux sources. Et tout cela qu’il nous transmettait avec un air-de-rien, de trois-fois-rien même enraciné dans une exigence inflexible. Mon cerveau philosophique ne serait sûrement pas le même si je n’avais suivi ses cours (ah! le commentaire du Parménide…).

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Patrick Corneau