Passer de Trinh Xuan Thuan à Michaël Fœssel c’est passer du sublime de la nuit étoilée à la fascination pour le nocturne, de l’admiration muette du cosmos à la complicité un peu anxieuse, un peu trouble avec le monde de la nuit terrestre, urbaine. Deux livres qui n’ont rien à voir (sans jeu de mots) dans l’approche et tout à voir pour le lecteur curieux, qu’il soit visiteur du soir, noctambule, insomniaque ou travailleur de l’aube. Michaël Foessel a entrepris un fabuleux voyage au bout de nos nuits, pour mieux les décrypter dans La Nuit. Vivre sans témoin. Un essai passionnant et exigeant publié par les éditions Autrement où le philosophe met en lumière toute la complexité de ce moment mystérieux, tantôt ténébreux tantôt étoilé, sans jamais céder ni à la supériorité du regard diurne ni à l’orgueil du noctambule.
Au fil des pages, Michaël Fœssel décline un certain nombres d’aspects inaperçus de la nuit, sans doute en raison d’une tradition « diurne » de la pensée qui valorise le clair et le distinct au détriment de l’ombre et de l’incertain. On y voit moins bien la nuit, certes, mais on y perçoit surtout autrement: tout le corps est engagé et des sens comme l’ouïe, le toucher sont sollicités, magnifiés. Un bruit qui serait anodin en plein jour (le craquement du bois d’un meuble) devient un événement qui provoque l’effroi. On tâtonne: le toucher devient donc une source d’informations privilégiée. La nuit, la nature semble s’animer; le monde n’est plus un spectacle, mais un drame. La nuit est riche de ces expériences incertaines où l’on devine ce que l’on ne voit pas clairement. Ces tentatives sont précieuses, car, faute de lumière, on se garde de juger pour essayer de comprendre. Ainsi Michaël Fœssel pointe la dimension égalitaire de la nuit où, du fait de l’obscurité, la logique des comparaisons doit, devrait s’interrompre. Le clair obscur incite à l’indulgence des regards, on y perçoit la beauté des autres jusque dans leurs excentricités, leurs débordements. Ce qui fait dire à Alexandre, le personnage de La Maman et la putain de Jean Eustache joué par Jean-Pierre Léaud: « Vous savez comme les gens sont beaux la nuit ».
L’autre originalité de cet essai est de considérer la nuit comme une négation et non comme une privation. Si l’on dit que la nuit est « privée de lumière », on présuppose que le jour est le temps normal et, par conséquent, qu’il manque quelque chose à la nuit. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, fait remarquer Michaël Fœssel, si le mot « jour » désigne à la fois la période où le soleil est levé et la totalité du temps terrestre (incluant la nuit). Mieux vaut dire, donc, que la nuit est la négation plutôt que la privation du jour. Il y a un conflit entre ces deux termes dont l’alternance rythme le temps humain, mais sans que l’on soit contraint de privilégier l’un ou l’autre. C’est donc plutôt des variations nocturnes que traite cet essai qui s’efforce de répondre à la question: qu’est-ce que la nuit fait au jour? Michaël Fœssel montre que l’on peut faire advenir la nuit dans le jour et que leur conflit est prometteur. Il peut faire nuit à n’importe quelle heure, chaque fois que nos regards deviennent plus indulgents. Dans ce cas aussi, on dit que quelqu’un « ferme les yeux » sur une petite faute, une erreur commise par un autre mais qu’il préfère ignorer. La nuit manque si peu de la lumière du jour qu’elle permet parfois de l’adoucir. Oui, il peut être minuit à midi. Les expériences nocturnes contribuent à montrer bien des choses ou événements diurnes sous un jour radicalement nouveau. C’est là un des enseignements de la nuit, parmi bien d’autres, que cet essai profond et subtil vient nous offrir, conviant des plumes aussi diverses que Restif de la Bretonne et ses Nuits de Paris, Dostoïevski et ses Nuits blanches, Jacques Rancière et sa Nuit des prolétaires, Emmanuel Levinas et sa troublante analyse de l’insomnie, comprise comme une « veille où il n’y a plus rien à veiller » – sans oublier Alain Bashung (« La nuit je mens/Je m’en lave les mains »). A noter la remarquable analyse du fameux texte de Rousseau évoquant la fête à Saint-Gervais dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles (chapitre « La nuit de la démocratie ») et de surprenants aperçus sur le veilleur de nuit ou le physionomiste (devant les boîtes de nuit), ces hommes-caméras payés pour surveiller, témoigner, domestiquer la nuit.
Un regard philosophique, politique et existentiel à méditer… la nuit.

Michaël Fœssel, La Nuit. Vivre sans témoin, Paris, Autrement, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie de Brassaï, Avenue de l’Observatoire, Paris (1934) / Éditions Autrement.

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Patrick Corneau