Ne vous attendez pas à vous décrocher les mâchoires avec ce petit livre de Philippe Arnaud. Le rire des philosophes (quand il existe) est plutôt un sourire, et peut-être même l’esquisse d’un sourire. On est plutôt avec le sourire que le chat du Cheschire de Lewis Carroll laisse derrière lui qu’avec les gras éclats de l’almanach Vermot.
Petit florilège de rires philosophiques glanés dans cette fresque plus profonde qu’il n’y paraît même si, parfois, elle tombe dans un didactisme un peu plat*.
Socrate règle le problème de la différence homme/femme en arguant qu’il n’y a guère plus de différence entre les sexes « qu’entre un chauve et un chevelu ». Cela fait rire aux larmes son interlocuteur Glaucon. Bon.
Les farces provocatrices de Diogène, Pyrrhon relève de l’humour Charlie Hebdo. Passons.
Avec Épictète, une sorte de Max Linder plus souffrant, on est plutôt dans l’esprit de Henri Roorda dont je parlerai bientôt.
J’aime bien la boutade lancée par Saint Augustin dans De Magistro, son traité de pédagogie. Il raconte l’histoire d’un père « sottement curieux » qui enverrait son fils à l’école, juste pour savoir ce que pense le professeur. Je connais pas mal de parents d’élèves de cet acabit…
L’humour de Machiavel dans Le Prince est féroce et sinistre, disons que c’est Canal+ tendance « Guignol de l’Info » avec l’atroce Monsieur Sylvestre, suppôt d’un monde sans foi ni loi.
Il y a des rires que je n’aime pas beaucoup. Celui de Spinoza, par exemple, que Michel Onfray** range parmi les hédonistes (!). Jean Colerus (1647-1707) rapporte que Spinoza aimait tourmenter des insectes: « (…) il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble, ou des mouches qu’il jetait dans la toile d’araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir, qu’il éclatait quelquefois de rire. » C’est moyen comme passe-temps pour se détendre après une méditation sur le conatus (il aurait pu jouer de la flûte comme Schopenhauer!).
Leibniz que tout le monde trouve toujours un peu pénible est rétabli dans sa vraie complexion: c’est l’anti-grincheux! L’harmonie préétablie constitue la clé de la « résolution humoristique » de n’importe quel conflit. Votre mari, écrit Philippe Arnaud, vous pompe l’air, votre travail vous saoule, vous souffrez de migraines récurrentes? Retrouvez votre harmonie préétablie! Même Boris Cyrulnik n’y aurait pas pensé…
J’attendais que l’auteur me parle de l’humour du plus tordu des philosophes, celui que j’aime pour son goût de la tabula rasa philosophique, l’originalité austro-saxonne de celui qui fut soldat, instituteur, jardinier, architecte avant de devenir professeur à Cambridge: Ludwig Wittgenstein (1889-1952). Eh bien je n’ai pas été déçu et vous non plus peut-être avec l’extrait ci-dessous.
Très touchant l’humour désespéré et, pour le cas, véritablement stoïque de Pierre Desproges qui, peu avant sa mort, déclarait: « Plus cancéreux que moi, tumeur. » Il y a parfois des humoristes plus philosophes que les plus philosophes des philosophes: ils savent élégamment combiner le trop fameux « savoir lâcher prise » et le trop méconnu « savoir être en prise ». Peut-être y a-t-il plus de philosophie dans le Witz d’une bonne histoire juive ou le décapant nonsense britannique que dans toute l’œuvre de Hegel.

« Wittgenstein avait-il, ou n’avait-il pas d’humour? La question divise. Il avait, selon ses propres dires, « un sentiment vif et profond des limites de la pensée », ce qui est la marque des gens d’esprit. « Ma difficulté n’est qu’une difficulté – énorme – d’expression », observait-il dans ses Carnets.
Il n’est pas exclu que Wittgenstein fasse preuve d’un humour supérieur quand il écrit par exemple: « Le langage n’est pas issu d’un raisonnement. » Ou encore cette phrase qui est un peu son mantra: « Ce que l’on ne peut pas dire, il faut le taire. » Le rire de Wittgenstein est plutôt un sub-laugh, un sous-rire.
Un concept important de la philosophie de Wittgenstein est celui de « jeu de langage ». Les usages du langage, fait-il observer, sont innombrables. Nous passons notre temps à jouer avec les mots. Les plaisanteries sont un jeu de langage. Wittgenstein pensait que l’on pourrait écrire un texte philosophique sérieux constitué uniquement de plaisanteries, ce qui était une bonne plaisanterie.
Wittgenstein aimait notamment ce qu’il appelait les « plaisanteries grammaticales », par exemple, dire « il me semble » quand la chose dont on parle est évidente. C’est une forme de nonsense. Dire de quelqu’un: « Ce n’est pas la moitié d’un imbécile », peut s’entendre de deux façons: il est très stupide, ou il est très intelligent. Parler, c’est jouer.
(…)
Dans ses mémoires, Popper relate l’anecdote suivante. En 1946, il est invité par Wittgenstein à venir dialoguer avec lui à Cambridge. En jeu, la question de la non-existence des problèmes philosophiques.
« Pouvez-vous me citer un seul problème philosophique? » demande Wittgenstein à Popper, tout en développant ses propres thèses. Popper l’interrompt: « Les problèmes moraux. »
Popper raconte:
« Wittgenstein était assis près du feu et, depuis un certain temps, jouait nerveusement avec un tisonnier dont il se servait parfois comme d’une baguette de chef d’orchestre pour souligner ses affirmations. Au moment où je parlais de problèmes moraux, il me mit au défi: « Donnez-moi un exemple de règle morale! » Je répliquai: « Ne pas menacer les conférenciers invités avec des tisonniers. » Sur quoi, Wittgenstein, fou furieux, jeta le tisonnier au sol et sortit de la pièce comme un ouragan, en claquant la porte derrière lui.
Selon Popper, « Wittgenstein ne comprenait pas la plaisanterie ». Mais cette histoire est sujette à caution. Les partisans de Wittgenstein affirment qu’il avait déjà quitté la salle, au moment où Popper fit de l’ironie à ses dépens.
Ce qui est sûr, c’est que Popper aimait rire. Wittgenstein, lui, trouvait le rire bête et vulgaire. Pour Wittgenstein, seul Dieu avait de l’humour***. »
Philippe Arnaud, Le Rire des philosophes, Éditions Arléa, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

* L’auteur – lorsqu’il échappe au ton scolaire – ne manque pas d’humour lui non plus lorsqu’il fait remarquer que Kant, solitaire, hypocondriaque, chaste, célibataire toute sa vie, n’a pas un profil vraiment « porteur » sur des sites de rencontres tels Meetic ou Attractive World (site haut de gamme pour célibataires exigeants).
** Quelqu’un a-t-il vu ou entendu le rire de Michel Onfray? Les popfilosophes de plateaux télé n’ont que les rictus mielleux des valets.
*** Philippe Arnaud mentionne en passant une blague juive qui raconte que Dieu a créé beaucoup de mondes avant la Genèse. Peut-être le Big-bang était-il l’éclat de rire stupide (au sens de « frappé de stupeur ») du Créateur devant cette vaste blague co(s)mique qu’est l’univers?

Illustrations: Clémentine Mélois / Éditions Arléa.

Prochain billet le 10 septembre.

  1. Pascale BM says:

    Le rire, le sourire, l’éclat de rire, l’humour, l’autodérision, la dérision, la plaisanterie, le sarcasme, la raillerie, la rigolade, la poilade, ne sont pas vraiment synonymes, mais ont pour point commun le détournement de ce qui se présente. En vue de quoi? là aussi, explication adaptée à chaque situation… mais en tout (tous) cas pour ne pas répondre, pour prendre un chemin de traverse. J’y vois une haute (au sens de digne de l’usage d’un être pensant) manifestation de l’esprit de l’homme, lequel est « en même temps » ainsi capable de la pire des bassesses. On revient (je reviens) toujours à mon petit arrangement pascalien : qui veut faire l’angelot fait le bêta.
    Onfray? je confirme, pour l’avoir très bien connu, (on est prié de noter le passé) non seulement ne sourit pas, mais… ne sourit pas. Sans rire! là, je passe mon tour…
    (pas sûre de l’efficacité philosophique du petit livre recensé…)

  2. Oui, sans doute l’efficacité « philosophique » de ce petit livre est limitée (elle l’est sur le plan humoristique en tous cas), au moins montre-t-il que cette entrée (l’humour) est loin d’être triviale pour juger de l’efficacité philosophique des philosophes.

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Patrick Corneau