Imaginez tous les gens que vous croisez dans rue, dans le métro, dans les trains penchés non sur leur smartphone mais sur un LIVRE!
Imaginez une pandémie planétaire, un virus définitif et implacable qui rende inutilisables nos petits hochets connectés.
Que reste-t-il à l’homme qui s’ennuie dans son quant-à-soi et ne veut pas affronter la baudelairienne « tyrannie de la face humaine »?
– Plonger son regard dans un livre.
Imaginez tous ces yeux exorbités par des vidéos idiotes, des jeux débiles, absorbés dans la lecture d’un poème et la résonance d’un vers dans leur for intérieur
Imaginez ces visages aveuglés de selfies enfiévrés par le suspense d’un roman haletant…
Imaginez l’abandon du pouce agité, excité par l’appel d’un clavier toujours en mal de réponse au profit de l’index tournant calmement une page, goûtant la douce caresse de la pelure du papier sur le gras du doigt…
Imaginez le contentement des pouces recouvant enfin la simplicité de leur fonction préhensile…
Imaginez des regards éclairés par la beauté d’un texte se croiser, s’envoyer un clin d’œil, s’offrir un sourire après avoir reconnu sur une couverture un auteur, un titre aimé…
Imaginez la conversation qui pourrait possiblement s’ensuivre… Et plus si affinité littéraire?
Imaginez l’ordre du monde si cette bienheureuse catastrophe technique survenait…
Imaginez les bénéfices insensés du désordre planétaire…
Imaginez les conséquences sur la politique et l’art de gouverner (le/la ministre de la culture démissionnaire parce que son budget n’est pas le triple de celui des armées comme promis).
Imaginez des Davos consacrés au dialogue entre cultures…
Imaginez les religions s’entrelisant, s’entreglosant, se tolérant et disparaissant de ce fait…
Imaginez Donald Trump obligé d’écrire à la main dans la presse américaine des billets de plus de 180 signes dans un style élégamment châtié…
Imaginez des chercheurs mettant au point un papier « sans bois », sans fibres de cellulose et donc respectueux des ressources forestières de la planète.
Imaginez Apple Google Amazon Facebook fusionnant pour ouvrir des librairies de quartier, des bouquineries de proximité, des distributeurs automatiques de livres dans les gares, les aires d’autoroutes, créant des fondations, des résidences pour écrivains…
Imaginez des pharmacies où le xanax, le valium et autres psychotropes seraient remplacés par des livres menant vers la voie de la quiétude à travers des « exercices spirituels » ou des « techniques de vie » puisés chez les philosophes antiques.
Imaginez les parents sermonnant leurs enfants sur les dangers d’une accoutumance à la lecture…
Imaginez qu’avec la hausse de qualité du lectorat, la plupart des prix littéraires (et leurs petits arrangements entre ennemis) puissent disparaître…
Imaginez que dans les pays de vieille culture puisse resurgir des Olympiades littéraires, des festivals de poésie, des concours d’éloquence…

Imaginez… Imaginez…

Illustration: Group of people reading, photographie de Tim Macpherson.

Prochain billet le 13 septembre.

  1. Serge says:

    Bien sûr mais grâce à internet, au wifi, et à ma tablette je peux lire votre prose régulièrement sans le bon-vouloir d’un éditeur et nous pouvons nous écrire. Vive les nouvelles technologies.
    Mais dans l’avion cet été, pour passer le temps, je comptais les passagers et leurs occupations.
    Sur 250 personnes, seules 4 lisaient un livre et 3 lisaient sur une liseuse électronique. Les autres
    regardaient un écran. C’était surprenant.

    1. Un pope de mes amis, grande autorité spirituelle, me disait que si tous les cramponneurs de smartphone tenaient l’Évangile entre leurs mains, le monde serait peut-être différent. Prudent et connaissant bien la nature humaine, il disait « peut-être ». 🙂

  2. Pascale BM says:

    « des festivals de poésie, des concours d’éloquence… » mais ça existe déjà!
    Je vais vous surprendre, mais pas tant que ça, je suis sûre que vous allez acquiescer. Ni l’ordinateur ni internet ne sont en cause, bien sûr. Mais de les avoir divinisés, et d’avoir inversé l’ordre de la dépendance.
    Et puis, j’imagine très bien la vie sans réseaux sociaux, c’est ainsi que je vis, et par choix. Sans selfies, idem. J’ai bien un téléphone portable. Je n’ai chargé aucune, aucune application. C’est aussi un choix.
    Pas de liseuse. Je ne suis pas une avaleuse d’histoires. Et franchement les livres dans la valise ça résiste aux fortes températures (pas la liseuse, entre autres défauts).
    Le clavier sur lequel j’écris en ce moment est un bel outil. Il me rend les bibliothèques ouvertes la nuit, mais, comme la voiture, comme l’avion, c’est moi qui choisis. Et choisir, c’est refuser. Et franchement, quand je vois l’abêtissement par l’usage des nouvelles techniques (pitié! pas « technologies » merci pour l’étymologie) je choisis l’instrument contre l’instrumentalisation.
    Chanceux êtes-vous, Cher Lorgnon, d’avoir un Pope dans votre entourage, et prudent est-il en effet de dire « peut-être »… car l’Évangile pour tous sur smartphone ne laisserait aucune chance pour l’agnostique, qui met quand même un peu de sel dans une humanité si grégaire…

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Patrick Corneau