(Avec âme, ce n’est plus un « grand mot », c’est presque devenu un « gros mot ».)

Une femme a déclaré récemment sur Facebook: « J’ai pris une grave décision: retourner mon rouleau de papier toilette pour l’utiliser différemment ». Elle a eu immédiatement plus de 200 likes.
Fait dérisoire diront certains, mais significatif et dont la signification passe de beaucoup l’importance intrinsèque et la portée apparente.
Il donne une image assez fidèle de l’état présent des aventures de l’esprit. Contrairement au bon sens, « la chose du monde la mieux partagée » selon Descartes, l’esprit semble de moins en moins partagé, il recule, il est même possiblement en voie d’effacement. Sa négation, autrement dit, la bêtise est un choc qui nous atteint dans une direction imprévue et nous sensibilise à une dimension inattendue, non perçue de notre existence. Nous vivons avec une idée virtuelle de l’esprit que nous ignorons porter en nous. Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes de notre vie; il y a des constantes que nous ne percevons qu’au moment qu’elles s’altèrent tout à coup. Il en est ainsi de l' »esprit » comme de la « liberté » (peut-être même de la « liberté de l’esprit »): nous y sommes sensible au moment où ils nous manquent…
Étrange condition où nous sommes dès que nous mettons un pied dans la toile: nous sommes confrontés à une polyphonie (cacophonie?) inextricable. Les plus objectifs, les plus expérimentés peuvent se dire, en évoquant ce qu’ils savent, ce qu’ils ont appris, en le comparant à ce qu’ils voient, que ce « savoir » ne fait qu’obscurcir le problème qui, après tout, consiste dans la détermination des rapports d’un individu (soi) avec la masse de ceux avec lesquels il interagit et qu’il ne connaît pas. À peine pénètre-t-on dans les réseaux sociaux, qu’on est immergé dans un monde désordonné, chaotique, à la fois violemment affectif (parfois jusqu’à l’hystérie) et abyssalement in-signifiant (jusqu’au nihilisme), qui se ne raccorde pas rationnellement à notre propre expérience. Ce qu’on y voit, ce qu’on y lit excède étrangement ce qu’on constate ou pourrait constater dans la « vraie vie ». Le problème est que ce monde second est en passe de devenir progressivement la norme: c’est là que se déportent désormais nos vies actives, y compris ce qu’on appelait jadis « la vie de l’esprit », c’est-à-dire la culture qui n’est rien si elle n’est pas utilisée comme un médium permettant de densifier la vie. L’inquiétant est que par usage et réversion, l’homme même en est modifié: la sensibilité aux choses de l’esprit devient si faible, si labile que les atteintes, les dommages qui lui sont faits sont imperceptibles aux individus eux-mêmes. Il est donc possible qu’un jour nous ne sachions plus ce que signifie l’élévation de l’esprit.
Umberto Eco qu’on ne peut accuser de passéisme, avait tout dit en 2015 lorsqu’il parla d’invasion des imbéciles pour qualifier les réseaux sociaux: « Ils ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. » 

Il n’est pas impossible (on peut rêver) que dans l’avenir on place Marc Zuckerberg dans le dernier cercle de l’Enfer avec les agitateurs de masses, à côté de… Lénine.

Illustration: photographie internet.

Prochain billet le 7 septembre.

  1. Pascale BM says:

    tant de choses à dire… ce ne serait tout simplement pas raisonnable.
    Mais pour avoir cédé à l’esprit de corps, l’homo sapiens -qui n’en fait pas preuve ici- a perdu son âme.
    Ce qui se passe avec les réseaux sociaux ne suscite pas seulement ma stupéfaction dans les effets, mais oblige l’esprit inquiété que je suis (et non pas que j’ai) à remonter jusqu’à la question de l’origine. Pourquoi? non pas pourquoi les ‘réseaux sociaux’ existent-ils, mais pourquoi tout le monde a cédé. Tout le monde.
    Il y a bien de l’optimisme (un petit espace pour avoir tort) à penser que cela va devenir la norme, ou est en passe de l’être. C’est fait. C’est fait. Et ceux qui refusent d’y entrer sont considérés comme des abrutis… c’est le monde à l’envers. Merci pour Eco!

    1. Le problème est que pour critiquer les réseaux sociaux il faut en être (y être) et donc accepter de jouer le jeu, se compromettre d’une certaine façon. On donne l’impression de « cracher dans la soupe » tout en en profitant quelque part (visibilité, etc.) Je cherche la bonne distance participative/critique. Une phrase de Jean Grosjean sur Cioran que je viens de lire résonne alors: « Certes Cioran a flatté le suicide mais non le pire des suicides qui est de se noyer dans la foule ou de se pendre à la majorité. » NRF, n°324, 1980.

  2. Pascale BM says:

    Sans la moindre polémique, je pense qu’il n’est pas nécessaire d’être « dedans » pour connaître la nocivité de quelque chose… les effets induits, les conséquences visibles, les changements négatifs vérifiables, pour tout individu doué d’un Esprit en Etat de raisonner sont occasions. Sinon, il faudrait aussi être spécialiste de physique nucléaire pour oser parler de l’énergie du même nom… bien sûr j’exagère… un peu. Etre un individu Eclairé, c’est déjà du boulot au quotidien. Et cela manque, notamment à cause de ces réseaux désociaux qui annihilent toute capacité à se questionner. Je pense quand même que ce doit être bigrement compliqué d’être dans la bonne mesure….

    1. Je suis partiellement d’accord avec votre point de vue, néanmoins tout n’est pas comparable, il y a des ordres, des grandeurs rédhibitoires… Pour ce qui des réseaux sociaux (disons d’Internet), il faut mettre un peu les mains dans le cambouis, sinon on gamberge complètement, comme Alain Finkielkraut… 😉

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Patrick Corneau