Roland Jaccard dont on a longtemps lu les chroniques freudiennes dans le journal Le Monde a dirigé la prestigieuse collection Perspectives Critiques des PUF (où il a édité de grands noms de la psychanalyse et de la philosophie), imprégné de Schopenhauer, il fut l’ami d’Emil Cioran, il a écrit quelques livres où il dévoile ses passions amoureuses, ses goûts philosophiques, littéraires et cinématographiques*.
Aujourd’hui, la septantaine allègre, Roland Jaccard transporte (en compagnie du bande de zinzins au nihilisme plus ou moins authentique*) sa mélancolie désillusionnée d’un palace à l’autre, en passant par le Flore où il filme des rencontres inopinées et loufoques qu’il publie sur son blog. Il signe chez l’éditeur Serge Safran un petit roman inattendu et dérangeant.
Station terminale se présente comme son « dernier » roman après sa disparition dans un supposé accident automobile, sorte de journal-confession sulfureux d’une dérive amoureuse entre Paris, Lausanne et Tokyo que retrouve et commente son frère, sorte de double positif de l’auteur qui, lui, vit une existence lausannoise conventionnelle et bien rangée. Deux vies s’observent donc, celle de Roland, l’écrivain scandaleux, dragueur de nymphettes (cousin en cela avec son ami Gabriel Matzneff) et celle de son frère, professeur de lettres honorable, homme sans histoire, trop sage pour être vraiment fréquentable et néanmoins dédicataire des provocations de son Casanova de frère.
Ce dernier, empêtré dans des histoires amoureuses aussi improbables que compliquées (Nao, Miss L., Prune, toutes possessives et passablement caractérielles) pratique avec cynisme l’art de la rupture, le regrette amèrement et n’en dit mot, fidèle à quelques écrivains de la désespérance amoureuse (Benjamin Constant, Proust, Weininger). Mais il finit par rencontrer Marie, une nouvelle liaison dangereuse dont il donne le portrait suivant: « La jeunesse est une calamité, répète-t-elle. Vivement la guerre qu’on rigole! Bref, elle n’est ni pacifiste, ni jeuniste, ni féministe. Un spécimen assez rare de pétroleuse: il était assez naturel qu’elle s’éprenne de moi ».
L’humour décalé, l’ironie grinçante, l’amoralisme affiché filent ici entre les lignes où Roland Jaccard nous gratifie de quelques propos ou définitions bien sentis.
– Sur Paris (comparé à Séoul): « Plus on est loin des lieux qui nous sont familiers, plus on a tendance à les idéaliser. Je n’ai trouvé qu’à Paris dans les années soixante et soixante-dix une telle volupté d’être. Je me demande souvent ce qu’il est arrivé à cette ville pour connaître une telle déchéance culturelle et matérielle. Un changement de population, sans doute. Et une grande braderie à des pays étrangers de tous les trésors dont elle disposait: ce n’est plus Paris qui rayonne dans le monde, c’est le monde qui entretient une vieille pute qui n’inspire plus que pitié et mépris. »
– Sur le tourisme: « La meilleure définition jamais donnée du tourisme: c’est l’industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux dans des lieux qui seraient mieux sans eux. Les voyages forment peut-être la jeunesse, mais je conseillerais plutôt aux vieux un ticket pour l’enfer. »
– Sur la solitude: « Fieffé égoïste, je me soucie peu des autres, surtout quand je ressens de leur part une sollicitude excessive. Je revendique ma solitude avec obstina­tion. C’est d’ailleurs la seule rébellion qui vaille. Autrement, c’est toujours le groupe, voire la masse, qui nous entraîne dans une promiscuité gluante. L’homme libre est un homme seul. L’affirmation d’une liberté collective acquise par des luttes collec­tives, elle aussi, m’est totalement étrangère. Une duperie de plus sans doute, comme la religion. Tout au moins à mes yeux. »
– Sur l’existence: « Dès lors que nous nous interrogeons sur ce que nous faisons, l’inanité de toutes nos actions nous saute aux yeux. Nous avançons dans l’exis­tence comme des paysans ivres qui tombent tantôt à droite, tantôt à gauche de leur cheval. Nous entre­voyons la fin, que ce soit la nôtre ou celle de l’huma­nité, mais nous sommes hélas capables de supporter beaucoup plus de catastrophes que nous ne l’imagi­nions. Et c’est ainsi que nous allons de l’avant avec l’espoir toujours déçu de parvenir enfin à un but. Mais il n’y a pas de buts, il n’y a que des autogoals. »
Roland Jaccard, Station terminale, Serge Safran éditeur, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Un livre drôle, urticant, d’un Sugar Daddy élégamment libidineux qui fera pâlir de dégoût (ou rougir d’envie) les dames chaisières de l’auto-fiction heureuse et satisfaite dont les produits calibrés encombrent l’édition contemporaine (nous ne citerons pas de noms…).

*Frédéric Beigbeder, Jean-François Duval, David di Nota et un certain « duc de Biarritz » qui n’est autre que Frédéric Dubois (nom de plume Schiffter), pop-filosophe spécialiste du spleen yé-yé et de la philosophie du ouin-ouin – lequel, au passage, reçoit un joli coup de griffe…
**Les chemins de la désillusion, La tentation nihiliste, Portrait d’une flapper, Une fille pour l’été, Une liaison dangereuse.

Illustrations: Photographie ©Causeur / Serge Safran éditeur.

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Patrick Corneau