Diego Velazquez18hmorganlunettesL’auteur, Bruno Nassim Aboudrar qui est professeur d’esthétique à La Sorbonne Nouvelle, a manifestement hésité entre le roman et le récit historique. Il a préféré pour narrer cet acte d’iconoclasme la voie du roman-essai, même si l’accumulation de faits authentiques pouvait être un frein pour la composition et l’écriture « romanesque » de son essai. Cela dit, celui-ci se lit avec un intérêt et un plaisir grandissants au fur et à mesure de l’enquête menée autour de cet épisode tragicomique de l’histoire des suffragettes en Grande-Bretagne. Mary Richardson, une militante acharnée de cette grande cause de l’émancipation féminine veut accomplir en mars 1914 un geste aussi inattendu que scandaleux: vandaliser le célèbre tableau de Velázquez, La toilette de Vénus, accroché aux cimaises de la Tate Gallery de Londres; une œuvre fameuse et subversive car c’est le seul nu connu à ce jour dans la peinture espagnole du XVIIe siècle. Pour accomplir cet acte sacrilège, elle achète une petite hache et lacère la toile au beau milieu de la foule des admirateurs. Ces derniers commencent d’ailleurs à la lyncher! Geste symbolique qui a des conséquences graves puisqu’il implique une restauration délicate de la toile et suscite des polémiques à propos de l’authenticité de cette pièce (avec l’intervention intempestive d’un professeur de chimie qui voudrait pouvoir examiner pigments et vernis avec les moyens que la science peut mettre alors à sa disposition). La presse s’est bien entendu emparée de l’affaire et tout le monde s’interroge sur les raisons qui ont poussé cette femme à s’en prendre avec autant de rage à une œuvre aussi sublime. Il est évident que c’est l’image de la femme qui est ici en jeu. Souvenons-nous qu’à la puritaine époque de Philippe IV, la composition du peintre ne semblait choquer personne en dépit de la sensuelle nudité de la déesse. C’est donc une interprétation toute moderne qui aqui-veut-la-peau-de-venus-de-bruno-nassim-aboudrar-1065286370_L conduit Mary Richardson à ce vandalisme: venger le « sujet » (un certain idéal de la femme) de tous les mâles regards concupiscents qui l’ont « souillé » depuis sa création! Le marquage culturel et historique des regards est fort bien analysé par Bruno Nassim Aboudrar. Il nous rappelle aussi que la cause du féminisme a finalement été entendue au 10 Downing Street: le premier ministre Lloyd George, en 1918, accorde le droit de vote aux femmes de plus de trente ans, sans doute en remerciements des efforts qu’elles avaient accomplis pendant la Grande Guerre. Dix ans plus tard, la loi mettra à égalité l’âge des hommes et celui des femmes.
En somme, l’art croise toujours le chemin de la politique et de la lutte sociale (voire du terrorisme) à un moment ou à un autre. Et ce sont précisément ces intrications de nature esthétique, éthique et politique doublées de l’aura de rêveries et de fantasmes qu’elle draine qui font la puissance d’une œuvre d’art – et sa vulnérabilité! C’est toute la réussite de ce roman-essai que d’avoir tiré avec maestria les fils subtils de ce nœud, d’avoir au-delà de l’anecdote et de la légende poussé la réflexion à des hauteurs d’intelligence érudite sans le moindre accent de cuistrerie ou de savoir pontifiant. Comme quoi la littérature à des pouvoirs éclairants (et même « révélants ») que pourraient lui envier bien des universitaires… Lorgnon bas!

Qui veut la peau de Vénus? de Bruno Nassim Aboudrar, Flammarion, 2016.

Illustrations: Velázquez, La toilette de Vénus ou Vénus au miroir, National Gallery, Londres / Éditions Flammarion.

  1. Célestine says:

    Le plus interpellant est sans doute, sur fond de débat actuel, le nom de l’auteur…
    Le corps de la femme, qu’il soit nu, paré de délicates dentelles ou entorchonné dans un drap, reste encore l’objet de tous les enjeux et de toutes les dissensions et c’est plutôt cela qui me hérisserait, moi qui milite pour le droit à être soi-même sans à-priori ni censure de quelque ordre qu’ils fussent.
    Pourquoi tant de haine contre les corps, depuis que le monde est monde ?
    En bref, quand est-ce que l’on foutra la paix à mes fesses ? 😉
    (Oui je sais, je suis un peu triviale, mais vous me pardonnerez, j’en suis sûre)
    Bises célestes
    ¸¸.•*¨*• ☆

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Patrick Corneau