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hmorganlettrine2J’ai dit récemment tout le plaisir que j’avais pris à la lecture de Choses vues de Victor Hugo. Bien évidemment je n’ai pu mentionner toutes les richesses des 762 pages de l’édition du Livre de poche et notamment les notations nombreuses sur la vie de famille qui nous font entrer dans l’intimité de ce génie.
A partir de 1873, Hugo est à Paris. Il reçoit beaucoup, hommes politiques et littéraires, les Goncourt, Lockroy, Clemenceau, Gambetta et après de nombreux deuils (Léopoldine, Adèle*, François-Victor, Charles, Juliette) se consacre à l’éducation de ses deux petits-enfants, Georges et Jeanne, qui lui inspireront le recueil L’Art d’être grand-père. Voici quelques-unes des observations délicieuses qu’il rapporte à propos de ses « Chers petits »:

1er janvier 1874.
Et maintenant à quoi suis-je bon? À mourir.
C’est ainsi que j’entre dans l’année 1874.
À midi, Alice m’a amené les petits. (Ils ont déjeuné avec moi.) Étrennes. Jouets. Bonheur de l’enfance. Doux murmure autour de l’âme triste.

8 mai.
Nous revoici en pleine vie de famille; Alice, Georges et Jeanne dînent et déjeunent avec moi. J’ai fait manger sa soupe à petite Jeanne; je lui ai dit: « Ouvre ta gueule et ferme tes mirettes », comme autrefois. (Georges est souffrant d’un rhumatisme.)

4 juin.
Petite brouille avec Jeanne au sujet de sa prière, qu’elle refusait de faire. Nous nous sommes raccommodés.

8 juin.
Jeanne vient tous les jours me demander de dire le bon Dieu (faire sa prière).

Jeanne m’a dit hier: À présent, il y a des petites filles plus petites que moi.

18 juin.
J’ai donné à mes petits la première leçon de latin. J’ai fait conjuguer à Georges Amo, j’aime, et à Jeanne, Rosa, la rose. Ils ont ri, ces doux êtres.

2 juillet.
Jeanne m’a dit ce matin: « J’ai rêvé que Notre-Dame-de-Lorette**  avait brûlé. J’ai entré. J’ai embrassé le Bon Dieu sur le front et il y avait une grenouille dedans. » – J’ai dit à Georges: « Voudrais-tu avoir une femme? » Georges m’a répondu avec colère: « Non! » J’ai demandé à Jeanne: « Et toi, veux-tu avoir une femme? » Jeanne m’a dit: « J’en ai assez d’une. » Je lui ai dit: « Tu en as une? – Oui! – Qui ça? – Jeanne! »

3 juillet.
On a donné à Jeanne deux petites perruches. Elle m’a dit: « Viens voir mes perruques. »

10 juillet.
Jeanne a mal lu. On lui a dit: « Tu n’auras pas de dessert. » Elle a ri. Le déjeuner venu, elle n’a pas eu de dessert et a continué de rire. Mais je n’en ai pas pris non plus, et j’ai dit: « Quand Jeanne n’a pas de dessert, je n’en ai pas. » Elle a joint les mains et m’a dit: « Je n’aurai pas de dessert, mais je veux que tu en aies. » Alors elle a pleuré***. […]

27 janvier.
Ont dîné avec nous Gambetta, Spuller, Mme Ménard, la petite Marthe Féval qui a trois ans. Comme elle n’était pas sage à table, Jeanne lui a dit: Marthe! Monsieur Victor Hugo te regarde! Gambetta a dit: – C’est le mot des Pyramides dit par un enfant de six ans à un de trois.

*Il s’agit d’Adèle sa femme, quant à Adèle la dernière de ses filles, née en 1830, elle avait suivi en 1863 à Halifax, au Canada, le lieutenant Pin­son qui ne l’aimait pas et ne l’avait jamais encouragée. Elle sombra peu à peu dans la folie, et dériva à la suite de son amour chimérique jusqu’à la Barbade (Antilles britanniques), d’où la famille Hugo, qui avait toujours subvenu à ses besoins, la fit rapatrier. Internée dès son retour, elle mourut sans avoir recouvré la raison, en 1915. De cette histoire, François Truffaut a fait un film, beau et très juste de ton, L’Histoire d’Adèle H. (1975), avec Isabelle Adjani dans le rôle-titre. Pendant son séjour à Jersey, elle avait rédigé un journal publié aux éditions Minard en 1994.
**Église du IXe arrondissement, proche du domicile des Hugo.
***Voir plusieurs poèmes de L’Art d’être grand-père (1877), dont le célèbre « Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir… » (VI, 6).

Illustration: Victor Hugo, Georges et Jeanne – photographie  d’Achille Mélandri,  1881 – Maison de Victor Hugo.

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Patrick Corneau