Pierre-Georges_Jeanniot_-_Une_chanson_de_Gibert_dans_le_salon_de_madame_Madeleine_Lemaireferli16Certains évènements qu’ils relèvent de l’Histoire ou de la Nature, par leur énormité ou leur absurdité, nous jettent dans l’ordre tragique, ordre où justement nulle appréciation, nul jugement n’est possible. J’avais dans un billet précédent cité une réflexion intéressante de J. M. Coetze dans le Journal d’une année noire sur l’embarras où nous sommes d’évaluer ce qui est « pire » ou signifier l’excès dans le domaine moral ou juridique.
Si l’évaluation est délicate pour prendre la mesure de l’horreur, la réaction personnelle, la conduite de chacun ne l’est pas moins. Ainsi peut-elle donner lieu à de faciles émois de surface qui cachent une indifférence abyssale.
Proust avec la souveraineté de son regard d’analyste met en scène dans Le Temps retrouvé les attitudes des uns et des autres face au choc que fut la Première Guerre mondiale. Avec une acuité non dénuée d’humour, il se livre à une observation impitoyable des sentiments collectifs et, dans cette atmosphère fébrile et morbide, enregistre le déraillement des hommes, des classes et des nations. De ses personnages naissent des « monstres » qui ont, pour nous, une effroyable valeur, hélas toujours actuelle. A titre d’exemple, voici la réaction pour le moins contrastée de la reine des salons, Madame Verdurin, dite « La Patronne » au torpillage du Lusitania le 7 mai 1915 (1200 morts):

Mme-Verdurin1« (…) les Verdurin donnaient des dîners (puis bien­tôt Mme Verdurin seule, car M. Verdurin mourut à quelque temps de là) et M. de Charlus allait à ses plaisirs, sans guère songer que les Allemands fussent – immobilisés il est vrai par une sanglante barrière toujours renouvelée — à une heure d’automobile de Paris. Les Verdurin y pensaient pourtant, dira-t-on, puisqu’ils avaient un salon politique où on discutait chaque soir de la situation, non seulement des armées, mais des flottes. Ils pensaient en effet à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis; mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien-être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d’inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu’un courant d’air. Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait fini par obtenir de Cottard une ordonnance qui lui permît de s’en faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obte­nir des pouvoirs publics que la nomination d’un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le nau­frage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait, et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait: « Quelle horreur! Cela dépasse en hor­reur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené là probablement par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction. »
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard, coll. « La Pléiade», 1954, t.3, p.772-773.

Illustrations: Le Salon de Mme Lemaire, Pierre-Georges Jeanniot (1848-1934) / Mme Verdurin d’après David Richardson.

  1. Serge says:

    Il m’a toujours paru étonnant que les gens trouvent divertissant de lire ou de regarder des histoires d’assassinats. Il semblerait que l’observation du malheur d’autrui procure du bien-être.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau