8896250186_381776ab6a_bhmorganlettrine2Sans doute ce nouvel opus de William Nicholson aux Éditions de Fallois ne pourra-t-il véritablement être reçu que par, disons, des lecteurs au milieu de leur existence.
Les crises que vivent la plupart des personnages de ce roman ont leur acmé à une certaine heure de la journée que l’on appelle « L’Heure d’Or », expression qui donne son titre au roman. L’Heure d’Or, celle qui précède le coucher du soleil, est le moment où chacun est rendu à lui-même, où délivré des obligations sociales ou familiales, il peut faire retour sur soi, se confronter à sa contingence, à ses limites. C’est un moment de vérité (ou d’aveuglement) avec soi-même, l’occasion d’un regard lucide (ou d’une fuite dans ses chimères). William Nicholson montre chacun sur le fil du rasoir et seul dans cet instant crucial.image.html
Comme dans les romans précédents – L’Intensité secrète de la vie quotidienne et Quand vient le temps d’aimer, L’Heure d’Or se déroule sur la même unité de temps – à savoir une semaine. William Nicholson nous plonge dans la vie de Henry et Laura Broad, deux quinquagénaires vivant dans l’Angleterre bourgeoise et provinciale du Sussex. Une semaine les sépare d’un dîner qui réunira quatre couples, tous des intellectuels: Andrew et Maggie, la trentenaire qui hésite à s’engager, Diana et Roddy, le sexagénaire qui veut tout abandonner, les quadragénaires Liz, harcelée par sa mère la vieille Mme Dickinson, et Alan, scénariste d’un film qui lui échappe.
La diversité de nature et de caractère des protagonistes permet à William Nicholson de mettre en lumière les nombreuses facettes de cet obscur objet qu’est l’amour, allant de la tendresse au sexe, avec toutes les nuances et combinaisons possibles entre amitié, amitié amoureuse, flirt, passion. Une même relation (filiale, conjugale, extra-conjugale) étant éclairée sous deux aspects profondément différents en fonction des complexions individuelles, sexe, histoire, éducation, fêlures intérieures… On peut donc assister à la même scène avec deux lectures, deux « tessitures émotionnelles » qui n’ont pas grand chose en commun; ces déplacements de perceptions permettant de « relativiser » intelligemment la dramaturgie des conflits. Encore une fois, William Nicholson réussit le prodige de nous raconter ces histoires avec une acuité d’observation confondante, une générosité sans faille. Sa profonde intelligence du cœur le fait se glisser délicatement dans les pensées et les ressentis, rendant compte des émotions les plus ténues, des petits drames et tribunaux intimes de chacun. Sans porter aucun jugement, sans céder à la « mode » du caustique, d’une soi-disant dénonciation distanciée et cynique, il laisse à ses personnages l’espace et le temps pour exprimer leurs élans, motivations plus ou moins conscientes, contradictions, difficultés d’être et composer avec autrui le maillage de relations difficultueuses parce que précaires, incertaines, inabouties. La grandeur de l’écrivain étant d’accorder à chacun le bénéfice de l’évolution qui lui revient: certains s’en sortent, réconciliés, révélés à eux-mêmes – d’autres échouent, perdent pied, perdus tant pour eux-mêmes que pour autrui. Après quoi « l’habitude d’être » reprend son cours.
Il n’est pas indifférent de préciser que la femme de William Nicholson est la fille de Quentin Bell, donc la petite-fille de Vanessa Bell et petite-nièce de Virginia Woolf. L’écrivain connaît ses classiques, l’écriture du « flux de conscience » de son aïeule Virginia n’a pas de secret pour lui, même si l’on est davantage dans le discours empathique, stylistiquement moins audacieux. On peut d’ailleurs remarquer que la structure du roman rappelle celle de Mrs. Dalloway avec son dîner conclusif où les masques sont supposés tomber. Chez Nicholson le dîner (dernier chapitre) comme chez Agatha Christie est le moment de vérité où l’on attend le dénouement final et la désignation du coupable. Or ici, rien de tel, pas de coup de théâtre! Certes, on a frôlé le pire, mais les choses restent en l’état: la tentative de suicide « woolfienne » de Roddy est un fiasco, Maggie renonce au prince charmant pour pantoufler avec Andrew, Alan se résout à être un has been, etc. En réalité, « rien n’aura eu lieu que le lieu », la vie dans son incessant accomplissement ne commence ni ne finit, au plus fait-elle semblant. On repose ce gros roman (fort bien traduit pas Anne Hervouët) avec un perfide: « Tout ça pour ça! » tout en comprenant que derrière ce Much Ado About Nothing shakespearien, l’auteur nous souffle à l’oreille que la porte est ouverte, ce que nous cherchons est juste en face de nous. Il en est ainsi aujourd’hui et chaque jour. Seul manque le courage de l’humilité.

Illustrations: photographie de Blake Simpson / Éditions de Fallois.

  1. Célestine says:

    Tout ça pour ça ?
    J’ai lu goulûment votre chronique, et rien, même votre fin qui dit la fin, ne m’empêchera d’avoir envie de le lire, tant j’ai l’impression qu’il va me parler de moi…
    Le courage de l’humilité, est-ce oublier que l’on ne lit bien et volontiers que ce qui nous parle, nous raconte, nous décortique ?
    J’aime l’idée que l’on explore les sentiments sans chirurgie, juste avec l’intelligence du coeur qui fait tant défaut de nos jours.
    Et quel beau titre !
    ¸¸.•*¨*• ☆

    1. Oui, c’est un beau livre même si le dénouement n’est pas « théâtral », pas de révélation ni de « Happy End » (William Nicholson a compris que le tragique n’est plus dans nos vies), comme pour le voyage ce qui importe n’est pas la destination mais le chemin accompli… 🙂

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Patrick Corneau