J’ai déjà évoqué l’ouvrage magistral d’Alain Corbin, Histoire du silence chez Albin Michel et suis resté silencieux. Sans doute m’apparaît-il déplacé de faire le moindre bruit autour d’un livre aussi essentiel, et pourtant… Ce qui m’a le plus fasciné dans cette admirable étude, c’est l’énigmatique pause que l’historien a ménagée au milieu du livre et qu’il a modestement intitulée Interlude. Mot bien innocent pour désigner un méta-silence, un silence dans le silence: une courte méditation consacrée à « l’absolu du silence » (Joseph et Nazareth) dont le texte suit.
« Interlude – Joseph et Nazareth ou l’absolu du silence
Le silence d’un homme, Joseph, et celui d’un lieu, Nazareth, sont étroitement liés; et ils sont absolus. Le père adoptif de Jésus demeure totalement muet dans les Écritures. Il est le patriarche du silence. Inutile de chercher un seul mot de lui dans les quatre évangiles. Lorsque Jésus s’attarde parmi les docteurs, au temple de Jérusalem, Marie et Joseph sont affolés de son absence. Or, c’est la mère et non le père qui lui adresse des reproches. À Bethléem, Joseph se tait. Quand il reçoit en songe la parole de l’ange qui lui ordonne de partir en Égypte (Matthieu 2,13), il garde un total silence, puis il obéit sans prononcer un seul mot. La mort de Joseph à Nazareth est silencieuse. En bref, Joseph a répondu par le silence à tout ce qui le concerne dans l’évangile de Matthieu. Son silence est le cœur qui écoute, l’intériorité absolue. Cet homme a toute sa vie contemplé Marie et Jésus, et son silence est dépassement de la parole.
Joseph illustre ce que Bossuet, dans le double panégyrique qu’il lui consacre, qualifie de gravité et d’humilité du silence. Nazareth, tout autant qu’un lieu, semble à Bossuet un temps, le grand temps du silence. Nulle part ailleurs ne se sont appesanties dans la durée, avec tant de force, les émotions silencieuses.
Sans doute est-ce Charles de Foucauld qui a le plus longuement médité sur le silence de Nazareth. Il a désiré le placer au centre de sa réflexion spirituelle. Il n’a, dans ses écrits, cessé de dire qu’il souhaitait faire de sa vie une « vie de Nazareth », c’est-à-dire d’humilité, de pauvreté, de travail, d’obéissance, de charité, de recueillement, de contemplation. Il tente d’expliquer, pour mieux le revivre, le silence de cette vie obscure. Marie et Joseph, conscients de détenir un admirable trésor, se taisent afin de le posséder dans la solitude et le silence d’une vie cachée; et nul n’a, comme eux, pratiqué le silence.
Charles de Foucauld entend un jour Jésus lui dire, évoquant les dix onzièmes de la durée de sa vie: « Je ne cesse de vous instruire, non par des paroles, mais par Mon silence1. » Il pense que c’est alors que Jésus était encore dans le ventre de sa mère que le silence d’adoration avait dû culminer. Marie et Joseph pensaient, selon Charles de Foucauld, que jamais plus ils n’auraient « le pouvoir de jouir de Lui (…) dans un silence aussi parfait2″. Noël approchant, Charles de Foucauld médite sur la vie de Marie et de Joseph, partagée entre « l’adoration immobile et silencieuse, les caresses, les soins empressés et dévoués et bien tendres3″. Lorsque la nuit tombait, imagine-t-il encore, Marie et Joseph revenaient, silencieux et bienheureux, s’asseoir contre le berceau de Jésus. »
1. Écrits spirituels de Charles de Foucauld, op. cit., 135.
2. Charles de Foucauld, Nouveaux écrits spirituels, Paris, Plon, 1950, p. 31.
3. ibid., 49.
Sur le silence voir mes billets: « Il étouffait de silence » (1) et (2).
Illustration: Joseph par Guido Reni.
Chuuuuut ! (bis) 😉
¸¸.•*¨*• ☆
Le Grand Silence Céleste? 😉