477hmorganlettrine2Y a t-il rien de plus mélancolique et de plus beau que cette évocation d’un Paris qui tient plus de la rêverie intime et d’une poésie un peu surannée que de la vi(ll)e réelle?

« Il me souvient d’une rue dans un décor de ma jeunesse. Il pleuvait doucement. C’était le soir. Il y avait, dans la lanterne carrée d’un vieux bec de gaz, un papillon jaune et violet qui faisait entendre un nasonnement de moustique avant de mourir. Il semblait que tout fût prêt à vous quitter, à s’effacer dans une nuée d’eau et de tristesse. Or, la voix de tout cela se mit à se plaindre, soudain. Cela venait probablement de cette fenêtre éclairée là-haut. Je n’ai jamais pu voir sans un battement de cœur, au retour de je ne sais quelle chasse à l’impossible, une fenêtre éclairée en haut d’une maison sombre. Avec une sorte de douceur pesante, une lenteur de pauvres souliers enflés de fatigue, deux mains tiraient d’un piano mort le long boyau d’une rengaine. Elle s’insinuait dans votre chair comme une soif, comme une envie de partir. Il y a bien longtemps de cela. Et pourtant il m’arrive souvent, quand je fais un certain geste, à une certaine heure, de provoquer le déclic inévitable qui rouvre à mes yeux cette rue de cafard, et que remonte en moi la vapeur de cette chanson qui semblait consoler une dent malade…
Je dispose certes de tout un monde de souvenirs musicaux, mais c’est peut-être le plus lancinant et le plus fidèle que je vous raconte. J’aime à me laisser porter par les hautes vagues de plus d’un poème symphonique, mais ce qui sollicite le plus directement ma mémoire, ce sont les bouffées d’accords que m’envoient à travers les murs de ma chambre les pianos, épars dans les maisons, qui m’atteignent comme une écume, et dont je ne sais plus s’ils sont manœuvrés par les hommes ou s’ils m’appellent de l’au-delà. »
Léon-Paul Fargue, « Piano », Lanterne magique, Chroniques littéraires de Paris occupé, Seghers, 2015.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau