Depositphotos_4502591_mferli0Après le labyrinthe de jardin, ses frayeurs et ses émois érotiques, il fallait bien revenir au jardin à la française, type même du jardin « trop sage » dont j’ai trouvé un éloge brillant et ironique chez Paul Morand (car on imagine mal cet anglophile distingué, indépendant et un rien anarchiste se complaire dans la rectitude du parc à la française…):

« (…) De même que dans une âme janséniste rien de déshonnête n’a congé de croître, de même que dans une tragédie du Grand Siècle rien n’échappe à la règle de l’unité de temps et de lieu, de même le jardin sage est le frontispice d’un ouvrage de l’esprit, dédié au Maître et toutes les allées convergent vers lui. Marqueterie d’un merveilleux ajustement, les plantes y coexistent en échantillons, comme la morale dans les Maximes. Il peut pleuvoir, neiger, venter, le jardin sage ne trahit jamais son émotion; les saisons lui passent sur le dos sans l’atteindre. Dans ses sentiers, pas de plaisirs coupables, pas d’ombre suspecte, pas de promenades errantes, pas de parfums, pas de vie. La sagesse végétale à l’état pur. C’est une satisfaction théâtrale, c’est une adhésion emphatique du monde policé, c’est une convention diplomatique passée entre Jupiter et Pomone. Tous les arts, y compris la musique, celle des jeux d’eau, s’y donnent rendez-vous: l’architecture, la sculpture, la broderie, la dentelle, la noblesse, la pudeur, la dignité, la robinetterie, tous, sauf l’horticulture.
Le jardin sage est fait pour être regardé de loin; il tient ses distances; seul M. de La Fontaine pourrait, comme à Vaux, y ouvrir son cœur; le cœur d’un homme de qualité appartient au roi. De même le jardin sage est un courtisan qui arde d’amour sans se déclarer, qui obéit sans commentaires, qui souffre ou jouit sans pousser de ces cris dégoûtants que vont faire entendre les jardins romantiques, un siècle plus tard, avec leurs saules échevelés, leurs précipices et leurs tempêtes organisées. Au jardin sage, tout est émondé, taillé, foui, bêché. Tout obéit à la douleur, cette nécessité spirituelle; Messieurs de Port-Royal souffrent à Chevreuse, Lauzun souffre à Pignerol, Melle de La Vallière dans sa retraite, Racine dans son éloignement de la Cour, Scarron grimace sur sa chaise de torture, le Masque de Fer dépérit à Lérins. Pourquoi donc les ifs ne souffriraient-ils pas à leur tour, à force d’être tondus, les branches d’être rabattues, les parterres d’être découpés en losanges ou en croissants. Exemplaire, la sagesse qui s’enseigne toujours, s’apprend quelquefois; par exemple, dans les manuels d’Olivier de Serres et de Du Cerceau, véritables oraisons funèbres de l’arboriculture libre. Le bégonia saura se sacrifier, l’espalier acceptera sa mutilation, la pivoine perdra son orgueil, l’épine renoncera à piquer. Tout crie: ‘Sois sage, souffre et abstiens-toi.’ Bref, à partir de 1660, défense à la nature de respirer.
Rassemblé comme le cheval d’école, sur ses gardes comme fille bien élevée, triste comme le devoir, le jardin sage est l’image de la continence et de la pudeur. C’est un rêve de pierre, un rêve moral, en pierre dure; le buis y est condamné à la pyramide, la charmille à l’arcature, la fleur y semble sculptée dans un marbre funéraire, tout rentre dans le rang, car la bonne éducation de Saint-Cyr veut que soit domptée la nature. Les reines sont faites pour être vues de loin, par des fenêtres jamais ouvertes. »
Extrait de « Eloge du jardin sage » in Monplaisir… en littérature, Gallimard, 1967.

Illustration: Jardin à la française du Château de Villandry, Indre et Loire.

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Patrick Corneau