Dans Mes blagues, Ma philosophie Slavoj Žižek raconte cette vieille blague soviétique sur Rabinovitch, le Juif qui veut émigrer. Au bureau d’émigration, le fonctionnaire lui demande pourquoi. Rabinovitch répond: « Il y a deux raisons. D’abord, j’ai peur que les communistes perdent le pouvoir en Union soviétique, qu’il y ait une contre-révolution et que le nouveau pouvoir nous accuse, nous les Juifs, de tous les crimes communistes, qu’il y ait des pogroms anti-Juifs… » Le fonctionnaire l’interrompt: « Mais c’est absurde, rien ne peut changer en Union soviétique, le pouvoir des communistes est éternel! » « Eh bien, répond calmement Rabinovitch, c’est ma deuxième raison. » (L’anecdote se trouve dans The Sublime Object of Ideology, un livre précédent de Žižek).
Žižek est passé maître dans l’art de détourner des histoires drôles en vogue dans les pays de l’est pour aborder certaines questions fondamentale qui ont trait à la philosophie, à la politique, à la psychanalyse, à la sexualité.
Il a réitéré ce défi cette semaine à propos de la situation de la Grèce dans un brillant article du New Statesman où cette blague est adaptée au fameux « Grexit »:
« A young Greek man visits the Australian consulate in Athens and asks for a work visa. ‘Why do you want to leave Greece?’ asks the official.
‘For two reasons,’ replies the Greek. ‘First, I am worried that Greece will leave the EU, which will lead to new poverty and chaos in the country…’
‘But,’ interrupts the official, ‘this is pure nonsense: Greece will remain in the EU and submit to financial discipline!’
‘Well,’ responds the Greek calmly, ‘this is my second reason.' »
Momus (pseudo de Nick Currie, auteur-compositeur britannique, également blogger et journaliste pour le magazine Wired) a dit l’essentiel concernant la méthode Žižek dans la postface à ce livre:
« Disons que le monde se divise en ceux qui veulent avoir raison et ceux qui veulent être intéressants. Les premiers visent en général le pouvoir instrumental sur l’homme et sur la nature. C’est d’avoir raison qui leur donne accès à ce pouvoir. Les seconds souhaitent charmer, séduire, instruire, étonner, influencer, indigner, perturber. Le pouvoir qu’ils possèdent vient de ce qu’ils ont renoncé au pouvoir concret, instrumental.
Je ne souhaite pas que le pilote de mon avion soit intéressant, je préfère qu’il ait raison. Mais j’aimerais que le film projeté aux passagers soit aussi intéressant que possible. Contrairement à ce qui se passe dans le cockpit, les incidents évoqués par le film ne feront pas s’écraser l’avion. Dans ma (vraie) famille, mon frère, universitaire, est celui qui a Raison et je suis celui qui est Intéressant. C’est par mon frère que j’ai fait la découverte de Žižek: il me l’a présenté comme ‘un dingue, un excité’. Intéressant, peut-être, mais indigne de confiance. Pas un type solide, mais qui intéresse par sa version très peu fiable de l’histoire, un Fou shakespearien qui arbore l’habit multicolore du bouffon. Mon frère devait savoir que je deviendrais fan de celui qu’il me décrivait ainsi.
Žižek n’est pas fiable, notamment parce qu’il raconte les mêmes blagues sous des formes différentes. Comme s’il élaborait dans ses textes une sorte de version synthétique de la culture populaire orale d’où naissent les blagues, il fait subir à telle plaisanterie toute une série de changements, en lui attribuant à chaque fois une autre origine, une autre chute et une autre application morale.
Žižek pourrait ressembler à un vieil oncle distrait qui, lors d’un mariage, oublie qu’il a récemment raconté la même blague durant une réunion de famille, ou qui s’en souvient mais qui trouve la blague si drôle et si efficace qu’il ne peut s’empêcher de la raconter à nouveau, mais en adaptant (de façon suspecte) ses détails, son origine, sa formulation, sa longueur et son degré d’obscénité au nouveau contexte. »
Mes blagues, Ma philosophie, Slavoj Žižek, PUF, 2014.
Illustrations: photo Milos Bicansky/Getty Image.