« Vous vous trompez, cher, le bateau file à bonne allure. Mais le Zuyderzee est une mer morte, ou presque. Avec ses bords plats, perdus dans la brume, on ne sait où elle commence, où elle finit. Alors, nous marchons sans aucun repère, nous ne pouvons évaluer notre vitesse. Nous avançons, et rien ne change. Ce n’est pas de la navigation, mais du rêve.muD0FptxMWdoEz_Sj8eFPbw
Dans l’archipel grec, j’avais l’impression contraire. Sans cesse, de nouvelles îles apparaissaient sur le cercle de l’horizon. Leur échine sans arbres traçait la limite du ciel, leur rivage rocheux tranchait nettement sur la mer. Aucune confusion; dans la lumière précise, tout était repère. Et d’une île à l’autre, sans trêve, sur notre petit bateau, qui se traînait pourtant, j’avais l’impression de bondir, nuit et jour, à la crête des courtes vagues fraîches, dans une course pleine d’écume et de rires. Depuis ce temps, la Grèce elle-même dérive quelque part en moi, au bord de ma mémoire, inlassablement… Eh! là, je dérive, moi aussi, je deviens lyrique! Arrêtez-moi, cher, je vous en prie.
A propos, connaissez-vous la Grèce? Non? Tant mieux! Qu’y ferions-nous, je vous le demande? Il y faut des cœurs purs. Savez-vous que, là-bas, les amis se promènent dans la rue, deux par deux, en se tenant la main. Oui, les femmes restent à la maison, et l’on voit des hommes mûrs, respectables, ornés de moustaches, arpenter gravement les trottoirs, leurs doigts mêlés à ceux de l’ami. En Orient aussi, parfois? Soit. Mais dites-moi, prendriez-vous ma main dans les rues de Paris? Ah! je plaisante. Nous avons de la tenue, nous, la crasse nous guinde. Avant de nous présenter dans les îles grecques, il faudrait nous laver longuement. L’air y est chaste, la mer et la jouissance claires. Et nous… »
Albert Camus, La chute, Édition Folio, Gallimard (pp. 103-104).

ferli13Ironie de l’Histoire? Ce passage, en effet, sonne étrangement aujourd’hui: la Grèce, pays de lumière où allaient se « relever » les hommes qui « chutaient » en 1956, est en passe de s’effondrer…

Illustration: Dessin d’Alfred Mattlauch pour Gallimard.

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Patrick Corneau