Emmanuel_Benner,_Marie-Madeleine_au_désert_(_Musée_d'art_moderne_et_contemporain,_Strasbourg_)hmorganlettrine2Selon Pierre Deléage (dans Inventer l’écriture) il y a chez les Indiens ojibwa deux sortes de livres: ceux qui dressent des listes d’ordres et d’interdits, comme les livres religieux; et ceux qui décrivent les qualités des plantes, aussi bien en forêt qu’en plaine.
J’adopte et adapte volontiers ces deux catégories. D’un côté les livres de droit, les traités de morale, les manifestes, les codes et règlements, les dictionnaires, les abécédaires, les modes d’emploi, les livres de recettes et de grammaire, les biographies, les manuels scolaires, les thèses et études universitaires, les livres de listes, les ouvrages journalistiques; de l’autre les récits de voyageurs, la chronique des règnes, les correspondances, les journaux intimes, le roman et la poésie universelle. La liste n’est pas limitative, chacun peut la compléter au gré de ses dilections. 

Me relisant, je m’aperçois que cette division recoupe, si je puis dire, le style, la distinction entre la langue qu’un style travaille et la langue que nous lisons tous les jours, que nous utilisons malheureusement tous les jours, plate, sans relief. Les livres de la deuxième sorte appartiennent à la langue stylée, laquelle est une langue sexuée, il y a du plaisir qui y passe, de l’éros, de la jouissance. La langue usuelle, « communiquante », est asexuée, sans éros. À ce propos, de l’éros des mots, je me souviens de la distinction que fait Roland Barthes, dans Le Plaisir du texte, entre « texte de plaisir » et « texte de jouissance ». Je rappelle ses analyses: « Texte de plaisir: celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance: celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psycho­logiques du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage. »
Le plaisir, donc, c’est ce qui ne déroute pas, ce qui est encore de l’ordre de l’habitude (Barthes aurait dit du « bourgeois »). La jouissance en revanche c’est ce qui déroute, ce en quoi on se perd. C’est un état de crise, de rupture. La jouissance est révolutionnaire. Le style, on pressent que c’est du côté de la jouissance, c’est-à-dire de la perte, du dérèglement, de l’exception, du danger. Là nous est offerte la possibilité d’un tournant, d’une sortie, car un point de rota­tion se cache au cœur du péril comme l’avait compris à travers son errance tragique l’énigmatique Hölderlin.

Illustration: Emmanuel Benner, Marie Madeleine au désert, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg.

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Patrick Corneau