Je ne saurais trop recommander aux bibliomanes de tous poils le savant et savoureux ouvrage d’Éric Walbecq et Éric Dussert (bibliothécaires à la BNF): Les 1001 vies des livres.
Abordant le chapitre consacré à la riche histoire des livres saints – et bien sûr à celle du Livre (la Torah, la Bible, le Coran), j’ai été frappé par ce passage qui éclaire quelque peu (me semble-t-il) les débats actuels sur la rencontre (choc!?) entre l’occident et la culture arabo-islamique.
« Aujourd’hui, le prosélytisme ne posant plus de difficulté de cette nature, trois cents traductions de la Bible coexistent sur terre, totalisant, en tenant compte des « polyglottes » près de 1 980 langues.
Le cas est bien différent en ce qui concerne l’al Qur’an, le Coran, la « récitation » en arabe. Il est le troisième des « Livres » des grandes religions monothéistes. On l’appelle aussi al kitâb, « le livre », tout simplement.
À l’instar de la Torah ou de la Bible, il émane d’une époque où les récits et les pensées se transmettaient oralement, même si subsistent parfois des fragments écrits sur des omoplates de chameaux, des pierres ou des morceaux de cuir. Le texte du Coran lui-même, transmis par l’archange Gabriel et compilé après la mort du prophète Mahomet en 632, se vit adjoindre la sunna, c’est-à-dire le recueil des faits, gestes et paroles du prophète, deuxième source du droit musulman. À la différence de la Bible, le Coran est donc révélé et n’a pas bougé d’une virgule depuis que son existence est attestée. Tandis que la Bible est un mille-feuille composé de différentes couches d’écrits parfois repensés au IIIe siècle, et plus tard encore pour le Nouveau Testament, le Coran naquit dans sa version ne varietur et conditionna la cristallisation de la langue arabe à ce moment, entre le début de l’Hégire et la fin de la rédaction du Coran. De fait, il est le seul livre au monde présent en « des millions d’exemplaires manuscrits ou imprimés […] qui n’offrent d’autres variantes que les fautes de copistes » (Muhammad Hamidullah, Le Saint Coran, 1986).
Le manuscrit coranique le plus ancien est daté des années 670 à 720 et se compose d’environ soixante feuillets, conservés au département des Manuscrits orientaux de la Bibliothèque nationale de France. Dès l’origine, cette parole sacrée fut interdite de traduction car l’opération risquait de modifier la parole d’Allah, qui fut écrite dès lors que le prophète n’était plus là pour la porter.
(…) Traduire le Coran, opération presque impie, n’était pas l’imprimer. Or, lorsque l’imprimerie fut introduite en terre musulmane, il fallut attendre que les capacités techniques de diffusion deviennent un argument imparable face à l’esprit sévère des religieux les plus vétilleux. Ce n’est donc qu’en 1787, deux ans avant la Révolution française, que le Coran fut imprimé en langue arabe. »
Eric Dussert, Eric Walbecq, chap. « Le Livre unique de la civilisation du livre » in Les 1001 vies des livres, La Librairie Vuibert, 2014.
« Je crains l’homme d’un seul livre. » Saint Thomas d’Aquin.
Illustration: L’École des Lettres, Librairie Vuibert.