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« (…) parce que je m’étais interdit à moi-même de me moquer systématiquement comme le font tant de gens d’un certain art d’avant-garde qui aspire à l’originalité. Je me l’étais interdit parce que je savais qu’il a toujours été très facile pour les idiots d’injurier cet art et je ne voulais pas me retrouver au milieu de personnes de ce genre. En plus, je détestais toutes ces voix divinatrices pullulant dans mon pays qui, se prévalant d’une prétendue lucidité, proclamaient à tout bout de champ sur le ton de la fatalité que nous vivions un temps mort sur le plan artistique. Je pressentais que, derrière ces ricanements ultra faciles à l’égard de certaines tentatives d’art innovateur, s’étaient au fond toujours cachés un ressentiment, une haine sordide envers ceux qui cherchent à faire quelque chose de nouveau ou du moins de différent, s’était toujours dissimulée une aversion maladive à l’égard de ceux qui, en tant qu’artistes, se trouvent dans une situation privilégiée pour échouer là où les autres ne se risqueraient pas à le faire et c’est pourquoi ils tentent de créer des œuvres d’art audacieuses qui n’auraient aucun sens si l’échec n’était pas contenu dans leur essence. Je m’étais interdit de me moquer systématiquement d’un certain art d’avant-garde sans toutefois perdre de vue que les artistes contemporains formaient peut-être une bande d’ingénus, de candides jamais au courant de rien, de collaborateurs du pouvoir qui ne s’en rendaient même pas compte. »
Enrique Vila-Matas, Impressions de Kassel, Christian Bourgois Editeur, mai 2014.

ferli4Un écrivain qui ressemble à Enrique Vila-Matas « a effectivement participé à la Documenta de 2012, où il s’est vu proposer d’écrire en public dans un restaurant chinois », précise l’éditeur.
Impressions de Kassel* est un livre plutôt décevant. Certes, Vila-Matas réhabilite et défend avec vigueur, intelligence et honnêteté l’art contemporain dans ce qu’il a de meilleur (l’innovation, la créativité véritables) et l’apport salvateur d’une certaine violence poétique (mais oui!) dans un monde en pleine déréliction, mais il est gâché par des considérations bavardes et lassantes sur l' »ego » et l’humeur mélancolique (voire dépressive) de l’écrivain qui filtrent, voire oblitèrent, son regard (curieux, sensible, informé – il faut le souligner) sur les oeuvres. Cet écrivain qui ressemble à Enrique Vila-Matas s’invente lui-même un double (« Piniowsky ») qui complique la personnalisation de l’histoire: on ne sait jamais ce que veut dire l’auteur ni ce que veut dire le narrateur, ni même qui est réellement le narrateur. Par ailleurs, les dialogues avec lesimage « curators » et leurs petites mains qui ponctuent les trajets de l’écrivain dans la ville sont souvent superficiels et tiennent davantage à des jeux de séduction.
Bref, ces « Impressions de Kassel » restent trop « impressionnistes », on aurait aimé un tableau de la Documenta 13 (une incontestable réussite) au dessin plus net, plus complet et plus engagé esthétiquement parlant même s’il l’est littérairement. On arrive au terme de ces 359 pages avec ce constat: « Tout ça, pour ça? » On attendait un exercice plus brillant, plus convaincant de la part d’un écrivain habituellement surprenant et ludiquement déconcertant qui là, accuse un coup de fatigue. Peut-être que non invité et se rendant incognito à Kassel, Enrique Vila-Matas aurait-il commis un meilleur livre?
On retiendra néanmoins ce livre-ci pour le credo – j’allais dire « intempestif » – de confiance en l’art actuel et les belles analyses des travaux de Tino Seghal, Pierre Huyghe, Janet Cardiff/George Bures Miller, William Kentridge.

*Pourquoi n’avoir pas gardé le titre original « Kassel no invita a la lógica » qui reflète n mieux le propos de l’auteur et la raison d’être de la Documenta?

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau