Comme l’écrit Claude Arnaud dans son excellent Proust contre Cocteau (Grasset): « Proust fut injuste avec Cocteau. Son enthousiasme initial passé, il ne l’estima pas à sa vraie valeur artistique, douta de sa profondeur. […] Cocteau mena une aventure littéraire plus moderne, en comparaison. Son œuvre est faite de plumes de couleur, plus que de pierres de taille. Elle n’a jamais atteint le stade de respectabilité qui fait de la Recherche, à l’égal du Coran ou du Scientology 8-8008 de Ron Hubbard, un livre intouchable. Elle garde la fraîcheur du vivant, avec ses défaillances, sa variété et ses bonheurs. Elle ne suscite pas cette dévotion qui étouffe l’immense auteur comique qu’est Proust sous l’Evangéliste du Livre total. On découvrira encore Cocteau au hasard d’une promenade chez les bouquinistes ou d’une navigation sur le Net. Il restera cet élève buissonnier qui ne connut jamais les bancs de la faculté et qui chantait a cappella, non ex cathedra. »
Grasset a eu la bonne idée de rééditer la première édition française d’un livre que Jean Cocteau a publié en Allemagne en 1953, mais jamais en France: Démarche d’un poète qui forme avec La Difficulté d’être et Journal d’un inconnu une trilogie fondamentale dans son œuvre esthétique.
Ce livre est constitué d’un ensemble de réflexions sur la littérature, la peinture, le dessin, le cinéma et même la tapisserie dont j’ai extrait les passages suivants pour leur brio:
En faveur de l’individualisme
J’ai, sans doute, à notre époque où l’homme se désindividualise au bénéfice de groupes, commis le péché d’individualisme. Ce péché mortel, j’en ai sucé le lait chez mes maîtres. Picasso nous en donne l’exemple type et il pousse la méthode jusqu’à sanctifier ce qu’on a coutume de nommer des fautes, de telle sorte qu’il n’en peut jamais commettre une seule.
L’individualisme consiste, en effet, à s’écarter d’une norme (fort mouvante elle-même), à couper la vague, à imposer aux habitudes un perpétuel croc-en-jambe, à être vrai, coûte que coûte, d’un vrai qui n’est pas celui des autres, et les incline à le prendre pour paradoxe et pour mensonge.
L’individualisme s’acharne à désobéir jusqu’à ce qu’il entraîne à sa suite assez d’électeurs pour que sa désobéissance devienne un dogme, et que ce dogme soit à son tour vaincu par un nouvel hérétique.
L’individualiste est hérétique en son essence. Il n’échappe au bûcher que s’il est assez robuste pour que son hérésie fonde un culte. Il est, hélas, peu rare que l’individualiste succombe sous la haine d’une société qu’il dérange et qui l’expulse. […]
Contre le culte de l’immédiat
Je sais à merveille à quoi s’expose un homme qui ne se range ni à droite ni à gauche. On le traite d’opportuniste. Car les -istes et les -ismes vont leur train. Je sais aussi que le désordre actuel a trouvé son ordre, le déséquilibre son équilibre, et que notre littérature moderne ressemble à un homme qui tombe, statufié dans un des mouvements de sa chute. Je sais que le désordre engendre le désordre, et que la chaîne de l’immédiat risque de rompre le fil de l’inactualité, qui était jadis le meilleur placement de la fortune spirituelle.
On répète chaque jour à la jeunesse qu’elle ne connaîtra pas de lendemain. C’est ce culte de l’immédiat qui pousse un jeune Italien à tuer son professeur qui lui donne la note 4, un jeune Français à tuer son père et sa mère qui le gênent. Ces criminels n’envisagent aucune suite à leur crime. L’immédiat les absorbe. Ils se ramassent dans la minute. On les pousse au crime en leur supprimant l’espoir. […]
Illustration: Éditions Grasset.
De ce culte de l’immédiat nous ne sommes pas sortis, il semble que nous soyons encore en plein dedans.
Je ne sais pas si vous connaissez Paris, ô Paris, d’Alberto Arbasino. C’est toute une série de rencontres avec des personnalités parisiennes des années 50 (Mauriac, Green, Renoir, Aron, Simenon, Jouhandeau, Céline etc.), racontées par un journaliste et écrivain italien. Le portrait de Cocteau était savoureux, bien qu’un petit peu ironique (mais tout le livre a le ton léger et grinçant d’une comédie italienne de l’époque, angle d’attaque assez rare dans notre littérature). Je vous le conseille si vous ne l’avez jamais lu.
Non, je ne connais pas Arbasino et je vous remercie de me donner cette référence, je vais me la procurer. J’aime beaucoup la littérature italienne, Alberto Savinio est un de mes auteurs préférés et, récemment je viens de découvrir le prodigieux Giorgio Manganelli – ses récits de voyages sont un délices d’intelligence et de drôlerie, et ses essais littéraires sont extraordinaires (« Le crime paie, mais c’est pas évident » au Promeneur est un sommet!). 🙂
Je crois n’avoir jamais lu Savinio, honte à moi, je sais tout juste qu’il était le frère de De Chirico… Que me conseilleriez-vous de lui ? Manganelli, j’ai lu son Itinéraire Indien, mais cela remonte déjà à quelques années, je note votre référence. J’ai « A et B » qui traîne dans le rayon « italien » de ma bibliothèque.
Savinio? Tout! Enfin, s’il faut un titre ou deux: « L’encyclopédie nouvelle » et « Ville, j’écoute ton cœur ». Bonne lecture. 🙂
aimez-vous Italo Svevo ?
catherine