M’as-tu-vus, écumeurs de plateaux-télé, blog(eurs/euses)-killers, marathoniens de la soirée-dédicace, petits narcisses de la pop-philosophie, blondinettes autocentrées et brunettes égotistes, passez votre chemin, ce livre n’est pas pour vous. Comme on dit en relativité restreinte, l’auteur de cet essai implacable n’est pas sur le même référentiel inertiel que vous, il se translate différemment. Pierre Zaoui réhabilite une vertu immémoriale un peu éclipsée par le batelage bling-bling: la discrétion. Être discret, c’est ne pas se faire remarquer, savoir se taire et se rendre invisible, donc sortir d’avance ou au moins par moments du jeu de coqs de la monstration et de la reconnaissance.
Avec des mots choisis, pesés – j’allais dire « discrets », notre philosophe ne se fait pas le défenseur du « normal », ni l’apologue des âmes discrètes:
« Pour au moins deux raisons presque évidentes. D’abord parce que les âmes véritablement discrètes n’ont aucun besoin d’un tel art, voire auraient plutôt besoin, au moins parfois, d’un art tout contraire: celui consistant à apprendre à se montrer, à s’affirmer, à se protéger du désir pathologique de se désister. Ensuite, et plus profondément, parce que l’idée même d’une discrétion continuelle constitue presque une contradiction dans les termes. En son sens étymologique, en effet, discrétion vient du latin discretio qui signifie discernement, séparation, distinction, ce qui s’entend encore dans l’anglais discrétion et ce qui a donné son sens mathématique de discontinu. On ne saurait donc être discret en continu, la discrétion même présupposant une dialectique plus subtile de l’apparition et de la disparition, de la monstration et de la réserve. C’est en ce sens en tout cas que l’art de la discrétion nous semble relever d’un geste véritablement métaphysique, voire initialement théologique, celui visant à constituer son concept en le distinguant d’expériences proches mais distinctes: celles anciennes et mondaines du tact, de la pudeur, de la tenue, de la courtoisie, et celles religieuses de l’humilité, du détachement ou du retrait du monde. »

Ce texte aussi rafraîchissant que réconfortant se termine sur une curieuse (et quelque part horrifique) note qui lui donne encore plus de prix: « Ce texte sur la discrétion ou l’art de disparaître a une étrange histoire, quoique tragiquement banale dans l’univers des lettres. Elle mérite peut-être, malgré tout, d’être racontée. L’auteur en écrivit rapidement une première version qui n’avait pour unique défaut que d’être un tantinet affligeante. Il disparut donc aux yeux de ses éditeurs et de presque tous, noyé sous la honte de ne plus savoir écrire. Remis en selle par leur amicale pression, il remit l’ouvrage sur le métier et finit par faire disparaître cette calamiteuse première version sous une seconde qui semblait mieux se tenir. Malheureusement, au moment où il apportait les dernières modifications (l’anecdote veut même qu’il corrigeait un passage où Maître Eckhart disait que l’homme doit être « détaché de lui-même et de toutes choses »), l’ordinateur (presque neuf) s’arrêta: le disque dur avait planté, irrécupérable comme il l’apprit quelques jours plus tard après la visite de quelques spécialistes aussi bien intentionnés qu’impuissants. Or, sans doute parce que l’auteur écrivait un livre où il ne cessait de soutenir que la discrétion n’avait rien à voir avec la prudence, l’histoire veut qu’il n’eût conservé aucune sauvegarde sinon celles des premières et des dernières pages. Tout le reste avait disparu pour toujours. Non pas entièrement pour toujours, puisqu’il parvint à en écrire une troisième version, celle qui est donnée ici à lire. »

Illustration: Éditions Autrement.

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Patrick Corneau