J’avais vu François Ozon présenter son film à Cannes. L’homme est sympathique, il porte bien la Ray-Ban, l’écharpe lavande artistement nouée s’accordait bien avec la veste bleu sombre de bonne coupe, le visage avenant comme ses paroles, réglées au millimètre, honnêtement promotionnelles. Après l’inévitable couplet sur les « difficultés de l’adolescence », une phrase m’avait frappé: « J’accompagne le personnage », « Je ne juge pas ». Il avait même répété en fin d’interview cette profession de foi d’accompagnement. Comme pour se prémunir d’un contre-sens, qu’on le comprenne bien, il ne dirait rien, ne se prononcerait pas, il servait une tranche de vie contemporaine un peu transgressive sur les dérives de la sexualité par temps internétiques – point-barre.
Nous, spectateurs sommes escortés, accompagnés par un cinéaste qui dissèque, anatomise, suggère même quelques pistes explicatives sans efficience réelle (les « maux de société » ne sont que des alibis à la progression du mal radical qui, lui, est sans pourquoi): l’absence du père, le milieu familial étouffant de normalité, l’ennui inhérent à la vie lycéenne, la pulsion de mort de l’adolescent en déshérence, la solitude des personnalités atypiques en recherche d´idéalité, etc. Soit, mais le film lui ne décolle pas avec un tel programme, il colle, il adhère même trop à la réalité, mimétiquement, paraphrastiquement, avec une indigeste évidence. François Ozon est un bon documentariste, il traite honorablement les problèmes dits « de société » mais sans dépasser le niveau du constat et de prévisibilité d’un bon téléfilm de France 3. Pire, on reste dans la désespérante culture de l’explication, voire de l’excuse: pas de prise de position, pas de dénonciation – quelle vulgarité! Qui suis-je pour juger? Au nom de quel surplomb? de quelle transcendance?
Au fond rien de grave, rien de véritablement sordide ne survient dans cette histoire de prostitution domestique (accessible dès 12 ans*). Certes, il y a mort d’homme, mais c’est un « vieux » libidineux. Et alors? Qui n’a sa part d’ombre! Tout va bien, tout va bien, retournez à vos portables. La vague se creuse, l’abîme se repeuple, glissons-nous dans une bienheureuse narcose, enfonçons-nous dans l’apathie, cette fourrure de chat. Ne vous inquiétez pas, François Ozon est là, il vous accompagne**…
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*Mon vrai malaise à l’issue de ce film fut de voir les deux gamines de 13 ans et demi (elles étaient devant moi à la caisse et avaient dû annoncer leur âge) s’échapper avec leur popcorn box pendant le générique de fin).
**Que cela plaise ou non, l’esthétique ozonienne est bien hypermoderne au sens de Gilles Lipovetsky (l’Esthetisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Gallimard, 2013): elle n’admet aucune extériorité de point de vue. En d’autres termes, les antagonismes, y compris les plus profonds, sont absorbés dans l’expansion illimitée de l’hypermodernité: quiconque critique la modernité se trouve à l’instant même prisonnier de la posture moderne par excellence; quiconque prétend régler son compte au « système » se voit dans la minute réquisitionné à son corps défendant comme son agent le plus efficace, quiconque enfin annonce la fin du capitalisme relance aussitôt sa dynamique irrésistible. Face à cette aporie, il ne reste plus que la déréliction d’une « déception cool » dont la traduction esthétique est l’accompagnement distancié et sobrement ironique du réel.
Illustrations: photo allocine.fr./Bande-annonce de Jeune & jolie (FilmsEnTG).