« Il faut ainsi mettre au crédit de la bicyclette la réinsertion du cycliste dans son individualité propre, mais aussi la réinvention de liens sociaux aimables, légers, éventuellement éphémères, mais toujours porteurs d’un certain bonheur de vivre. Il y a d’ailleurs certainement une relation entre la redécouverte d’une certaine présence à soi et celle de la présence des autres. C’est parce que la pratique du cyclisme, même épisodique, est l’occasion d’éprouver quelque chose comme une identité (une certaine permanence dans le temps) qu’elle permet de prêter attention à autrui (une forme d’attente, une ouverture sur l’avenir). Regardez dans la rue les convertis récents au cyclisme: ils discutent entre eux (de l’itinéraire, du paysage, du temps) ou naviguent de conserve en silence, mais n’utilisent jamais (presque jamais) leur téléphone portable. Le spectacle qu’ils offrent est aux antipodes de la scène classique à laquelle nous assistons quotidiennement de nos jours à la terrasse de n’importe quel bistrot: celle où l’on voit deux personnes, attablées ensemble mais en grande conversation avec des interlocuteurs invisibles sur leurs téléphones portables respectifs. Les rues, les cafés, les métros et les autobus sont aujourd’hui encombrés de fantômes qui s’immiscent sans cesse dans la vie de ceux qu’ils hantent; ils les tiennent à distance et les empêchent aussi bien de regarder le paysage que de s’intéresser à leurs voisins en chair et en os. Mais, pour l’instant, ces fantômes n’ont pas appris à faire du vélo. Les cyclistes ont opté pour la relation directe et rejeté pour un temps le recours aux médias. Pourvu que ça dure! a-t-on envie de s’exclamer. Puisse la bicyclette devenir l’instrument discret et efficace d’une reconquête de la relation et de l’échange des mots et des sourires! »
Marc Augé, Eloge de la bicyclette, Payot-Rivage, 2008.
Bel éloge de la petite reine, même si mon expérience de vélopromeneur parisien m’empêche de confirmer l’enthousiasme de Marc Augé pour « une reconquête de la relation et de l’échange des mots et des sourires« : le Parisien n’est pas plus convivial ni ne fait preuve de plus d’urbanité sur deux roues que sur quatre! Son indifférence à l’autre et son irrespect des règles de circulation semblent même encouragées par le petit supplément d’âme et de liberté dont il a le sentiment en pédalant. Quand au portable, certes, il fait moins de ravage sur les pistes cyclables qu’à la terrasse des cafés, mais j’avoue humblement que je ne sors jamais sans lui (comme premier recours/secours en cas de pépin et surtout parce qu’à tout moment il peut me dire où je suis…).
Illustrations: photographies ©Lelorgnonmélancolique.