Michel Crépu sagace observateur de la vie intellectuelle française arrête ce mois-ci son Journal littéraire, commencé en février 2000 dans les colonnes de La Revue Des Deux Mondes dont il assure avec brio la direction comme rédacteur en chef depuis mars 2002. Je publie les derniers paragraphes de sa chronique car ils constituent le point d’orgue d’un regard singulier sur l’évolution (involution?) de la pensée en France sur plus de deux décennies.

« (…) La période intellectuelle où nous sommes se prête moins à l’observation de tels phénomènes. Il n’y a plus de maîtres au sens de Lacan (Badiou, ultime rejeton de cette lignée, n’est pas du même tonneau, il n’a rien de génial) ou de Blanchot. Nul ne saurait citer un penseur de ce calibre, d’un Deleuze, d’un Barthes. La période de l’après-1968, farcie d’idéologie, si incroyablement Bouvard et Pécuchet, a été, en même temps, une fête de l’intelligence. Le commentaire des Ménines par Michel Foucault en ouverture des Mots et les Choses est proprement génial: qu’importe que nous soyons d’accord avec l’auteur sur l’hypothèse d’une disparition de l’homme quand l’écriture même de cette possible disparition s’impose à la lecture de la même façon que s’impose une œuvre d’art? Est-ce qu’il n’y a pas là comme une preuve?
Aujourd’hui, il est possible que la période soit moins Bouvard et Pécuchet, mais elle ne produit pas non plus de fête de l’intelligence. L’apprentissage d’une raison modeste, platement kantienne à la mode de Luc Ferry semble avoir étouffé sous elle ce qui pouvait subsister d’une certaine folie qui rendait heureux. Il est terrible de voir chez notre kiosquier favori la tête de Luc Ferry orner on ne sait quel CD de leçon des grands philosophes. Quelle est la jouissance? Où est la fête de l’intelligence? Deux lignes de Cioran feraient fondre le CD de Ferry comme se tordent au feu de cheminée les pots de yaourt. La question est très simple: en quoi Luc Ferry m’aide-t-il à vivre? En quoi a-t-il à voir avec cette « irrésistible petite santé de l’écrivain » dont parlait Deleuze au sujet, je crois bien, de Kafka? La réponse à la question s’impose d’elle-même. Ferry nous parle d’autre chose, qui a à voir avec l’encyclopédie, le manuel de savoir. Certainement pas avec l’expérience de la pensée.
Encore est-il heureux qu’il ne cherche pas à mimer une dimension qui lui échappe. Mais bon…
Les errements du XXe siècle, siècle de ténèbres et de bêtise, à lire avec Pécuchet dans une main et Soljenitsyne dans l’autre, ont favorisé un repli, une coupe sévère dans les budgets cérébraux. Il ne viendrait à personne de relire le moindre essai qui paraît ces temps-ci sur la crise et autres pseudo-sujets. Il y a là une misère. Et je ne suis pas si certain que la visite à l’exposition des manuscrits et lettres de Guy Debord à la Bibliothèque nationale me prodigue la consolation nécessaire. Qu’ai-je à faire d’être consolé? Ce que je désire, comme lecteur, ce sont des livres qui font qu’on « ne s’en remet pas ». Mandelstam et son poème nocturne est de ceux-là, il y en a quelques autres, peu nombreux, il faut bien l’avouer, mais ne soyons pas si pingres. La tenue d’un journal littéraire apprend au contraire à découvrir les pierres précieuses qui se taisent dans l’ombre. Une main les effleure parfois, s’attarde un moment, puis continue son voyage. Les pierres précieuses demeurent dans l’ombre, elles n’ont pas peur de la solitude, elles ont des amis fidèles qui viennent les retrouver à la nuit tombée. »
Michel Crépu, « Journal littéraire », La Revue Des Deux Mondes, Juillet-Août 2013.

Illustration: photographie de lormari.

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Patrick Corneau