Puisque que son asphalte a été honoré par le crottin de nos républicains canassons, qu’elle a été stigmatisée par les chenilles cliquetantes de nos troupes motorisées (nous passerons sous silence la vulgarité des sifflets ayant accompagné sur ses trottoirs le passage de la limousine présidentielle), le temps est venu de dire le plus grand mal des Champs-Élysées, la plus laide avenue de Paris. Pour ce faire, nous laissons la parole à Hélène Briscoe qui « l’a descendue » (au mauvais sens du terme) avec tendresse et humour dans Paris contre Paris (Éditions Le Tigre, 2013) :
« Tout le monde cherche où se joue le spectacle. Sous l’œil des rabatteurs au métier impeccable, sous l’œil plus froid des guetteurs, on regarde où regardent les autres, qui ne savent pas bien eux-mêmes. Et ceux qui semblent ici comme de l’eau dans l’eau, il y en a, ils sont rares, mais eux avancent en montrant bien qu’ils ne regardent rien.
La rumeur est sans éclat, si ce n’est ce sifflet invisible dont le dernier des bonimenteurs fait l’inlassable démonstration et qui, coincé entre la langue et le palais, imite à s’y tromper le chant des oiseaux. L’article plaît assez.
Il y a des voitures jusque dans les vitrines, c’est dire. Et les vitrines, parlons-en, on les lèche avec une frénésie sans ardeur, en se souvenant qu’avant il y en avait de belles, de recherchées, c’était une idée de finesse oui de chic. Maintenant c’est le tout-venant, c’est flagrant: ils ne nous présentent plus rien. C’est poc poc poc l’une à côté de l’autre; des souvenirs de Paris aux moignons des mendiants, de la marchandise simplement. Ça n’empêche pas de se ravitailler encore et plus, besaces pleines à crever. Même si, c’est certain: on a beau être sur les Champs, c’est le même Coca qu’ailleurs.
On espérait trouver ici le ‘trait d’union entre le vieux Paris pauvre et la Californie future’ célébré par Arsène Houssaye en 1856, et un graffiti qui, sur le quai du métro, annonçait ‘la femme sans âge des USA’ avait ravivé, quoique pas très logiquement, cette attente. Mais l’avenue est terne comme une banlieue, elle a quelque chose de monstrueusement lisse et droit, elle montre tant que tout échappe, et que tout le monde le sent. La perspective certes, mais encore? On a déjà connu la ville plus subtile. Et qui tient tant que ça à pouvoir voir jusqu’à la lune?
On trépigne sur le vaste tapis du trottoir, on s’arrête, on s’ausculte: je suis vraiment pas du tout émue là. C’est dit sans rancune, mais quand même. On voudrait d’une nuance excuser Paris, accuser le temps: évidemment, je n’ai plus mes quinze ans. Mais quand même.
On était venu emmagasiner des souvenirs énormes et on n’y parvient pas: ceux que l’on glane, on les avait déjà et ils étaient plus beaux. Tout simplement c’est moche, faut bien reconnaître, avec ces travaux, tout ce monde, toutes ces constructions. Franchement, on s’attendait à mieux. On préfère personnellement Las Vegas, où on n’est jamais allé, mais qui doit plus briller. Et on ajoute ou Barcelone, et même Bruxelles: c’est dire.
On se hisse au-dessus de la mêlée pour raisonner: on est un peu prétentieux quand on dit la première avenue du monde, c’est-à-dire qu’on est toujours un peu jaloux. On mesure ensuite: après tout, l’avenue Foch est plus large.
Ils voudraient presque tous ‘Oh!’, comme Jules Laforgue, ‘qu’il n’y ait personne et que Tout continue!’, avoir les Champs pour eux tous seuls comme, dit-on, par exemple l’été, à six heures du matin, ça doit être fabuleux…
Peut-être faudrait-il revenir tous rideaux baissés? On nous dissuade: Le jour c’est pas si beau, mais la nuit c’est dangereux. L’ombre que cela jette d’un coup sur l’avenue manque d’y faire naître le début d’un mystère.
Et n’accusant de ma déception que des contingences, la mauvaise disposition où j’étais, ma fatigue, mon incapacité de savoir regarder, j’essayais de me consoler en pensant qu’il restait d’autres villes encore intactes pour moi. (Proust)
D’autres villes qui commencent en fait comme par miracle à un pas, à l’orée des coulisses, dans le repli des rues adjacentes où, immédiatement, dans un dépouillement soudain, tout cesse. On y sent, heureux enfin de sentir quelque chose, le grondement du métro et d’une foule autrement affairée, de livreurs, d’employés, de clients d’hôtels discrets, de badauds, de numismates et de danseuses débutantes. Quelques banqueroutes modestes ont semé derrière elles, il y a parfois longtemps à en juger par la poussière, divers locaux désaffectés qui ont un jour abrité des tractations variées. Il y a des laveries, des parkings en étage, des agences sans objet, des cabarets russes et des galeries d’art, des bars de catégorie indistincte dont on aperçoit la moquette et les miroirs éteints, et des enfilades de façades muettes, tantôt ronflantes tantôt plus circonspectes. Un luxe insensé déverse pierres et dentelles dans des boutiques aux dimensions moins américaines, que rien n’offense ni n’effraie, pas même le voisinage quelconque d’une charcuterie, d’un plombier, ou d’un coiffeur bon marché.
Les Champs-Élysées ne sont pas morts, ils sont à côté. »
Hélène Briscoe, « La complainte des Champs-Élysées », Paris contre Paris, Les Éditions du Tigre, 2013.
Illustration: origine inconnue.