Un ami, versé en connaissances matutinales, un fin intercesseur m’avait offert La traversée des illusions de Jean Sulivan (Gallimard, 1977). J’avais mis le livre de côté, attendant l’occasion, le moment opportun pour lire dans les meilleures conditions cet amical présent. Quelles conditions? Je ne le savais pas mais il a suffi que je lise trois lignes de Sulivan pour comprendre dans quel marasme j’étais, ronronnant avec des livres « très bons, remarquables » mais qui finissent par vous tomber des mains. Livres qui ne vous ont pas « lessivé » comme dit Sulivan, vous ont laissé là où vous êtes – enkysté, empanné. Pire, vous ont conforté en ce lieu où vous faites semblant d’être.
Alors oui, avec Sulivan c’est le printemps retrouvé, les mots comme un bain de jouvence, la clarté et les couleurs revenues, le monde s’anime, retrouve un relief, une profondeur, une excitation – de celle qui, magiquement, vous incite à écrire, vous porte au Verbe.
Mais qui se soucie de Jean Sulivan aujourd’hui? Qui le lit? Qui lit Jean Grosjean, autre inspiré de même trempe? Qui lit pour être éveillé? Et qui, éveillé, acceptera de s’éloigner de l’éveilleur pour ne pas retomber dans un possible sommeil?
« Cognitio matutina. Je ne savais pas que la formule se trouvait dans saint Augustin.
Levez-vous au cœur de la nuit, quand toutes choses sont réelles et étrangères. Prendre la sente de l’Amanderie. Arriver vers quatre heures du matin, au moment que le sang-soleil va irriguer la pâleur de l’aube. Vous êtes au bord d’une prairie suspendue sous un village ruiné. La prairie fixée dans la dérive est entourée de cèdres bleus, de pins, de filaos et d’essences inconnues parmi des fourrés de pruniers et d’amandiers. Quelqu’un, il y a plus de cent ans, aura quitté le pays, sera revenu avec des graines, aura semé ou planté un peu d’exotisme. Un berger doit monter parfois avec ses chèvres. Une vareuse militaire mitée est accrochée à un prunier.
Fondez-vous. Vous n’êtes personne. Écoutez. La terre se soulève, une taupe émerge, soyeuse, de la déjection brune. Un renard traverse, la perfection de l’innocence. Trois merles sifflent le psaume des batailles. Voici la fouine. Le ciel happe la jubilation d’une alouette. Il n’y a pas de mort. Vous auriez eu désir de mettre au monde un enfant, s’il était possible de ne pas l’envoyer à l’école.
(…) Un matin j’ai repris le chemin de l’Amanderie le long des lacets maintenant dégagés, à travers la forêt morte. Quelques sauterelles blanches de peur, des fourmis rouges survivent sur le sentier. Çà et là quelques bouquets d’arbres verts, intacts. S’ils le pouvaient peut-être penseraient-ils qu’ils furent protégés et béniraient-ils la Providence, telles les belles âmes à l’optimisme débordant. Cachez-vous pour prier.
La prairie suspendue est intacte, les cèdres bleus, les filaos, les essences exotiques parmi les pruniers et les amandiers. Les canadairs seront intervenus. On aura cru que le village était habité. La capote militaire a disparu. Trois corbeaux s’envolent. Quelqu’un descend du village ruiné. C’est un vieil homme qui boite du pied gauche. La capote est sur ses épaules. Il tient un tout jeune enfant par la main, qui lève les yeux vers lui.
L’imaginaire ment en embellissant, comme les kodachromes. Et cependant j’aurais beau dire, l’imaginaire dans lequel j’essaie d’exhausser cette prairie, pour vous confier ce qui ne peut pas être dit, n’atteindra jamais la transparence de ces instants du matin. Amen. »
Extrait de « LEVEZ-VOUS AU CŒUR DE LA NUIT », La traversée des illusions, Matinales II, Gallimard, 1977.
Illustration: Éditions Gallimard.
Ce texte de Sulivan – » Levez-vous au coeur de la nuit » – m´accompagne depuis des années. Je le dis parfois sur scène. Je l´ai enregistré. Je le retrouve sur votre blog. Et je sais, par l´ami Charles Austin, que vous êtes lié au Brésil. Ce Brésil d´où je vous écris à l´instant par une soirée tiède à Rio de Janeiro. Il n´y a pas de hasard.
🙂 🙂 🙂