Ce livre vigoureusement critiqué en son temps, ne plaira pas aux amis du Bien, à tous ceux qui traquent sans relâche le « dérapage » raciste, homophobe, islamophobe (tous ces donneurs de leçon placés sous le haut patronage et la sévère férule du fondateur de Mediapart, l’implacable Edwy Plenel à la moustache sourcilleuse). Et, vraisemblablement, on peut penser que le regretté auteur de romans noirs Thierry Jonquet aurait aujourd’hui sa photo sur le mur des « cons » où les professionnels de la vertu tiennent consciencieusement la liste des ennemis du peuple. Le petit livre qu’il commit en 1999 Jours tranquilles à Belleville (Méréal « Black process » réédité en Points Seuil), fut fort décrié à l’époque de sa parution. Habitant Belleville depuis quinze ans, Jonquet montrait à travers ce récit sans fard des instantanés, des croquis, des choses vues, composant un portrait pour le moins iconoclaste de ce quartier mythique de Paris… Le constat qu’il faisait de la lente dégradation sociale et urbaine des cités Bellevilloises avec la montée en flèche des faits de délinquance en nombre et en gravité (incivilités et agressions racistes, omniprésence de la drogue et des trafics, ghettoïsation rampante, paupérisation galopante) n’eut pas l’heur de plaire aux journalistes (lire la sidérante postface de Jonquet en 2003 sur l’accueil fait à son livre), aux élus et aux sociologues subventionnés, lesquels rappelaient à longueur de colonne que l’insécurité n’existait pas, qu’il n’y avait qu’un « sentiment d’insécurité » (!) Relu en 2013, hélas, l’état des lieux de Jonquet n’a fait que s’aggraver: la peur et la souffrance massives sont toujours là, je peux en témoigner quotidiennement. La question désormais est de savoir quand et d’où viendra l’étincelle qui va faire exploser cette poudrière.

Ci-dessous un extrait du chapitre sur le métro que tout usager actuel ne pourra que contresigner…

« Le métro Belleville. Près des guichets, les mendiants sont nombreux. Certains s’installent là pour une petite heure, puis disparaissent, mais d’autres y ont leurs habitudes, solidement ancrées. L’un d’eux, notamment, un vieil Arabe vêtu d’une djellaba et portant babouches, n’hésite pas à s’allonger par terre. Je doute qu’il fasse recette, mais il reste fidèle au poste. Les marchands de fruits ou de bijoux de pacotille le virent régulièrement pour installer leur étal, une simple table de camping sur laquelle ils présentent tant bien que mal leur camelote. Et les gens passent…
Les jours de marché, on doit s’armer de patience pour franchir les tourniquets. Un embouteillage de caddies gonflés de pastèques et d’où s’échappent quelques fanes de poireau bloque le passage. Il faut une grande adresse pour franchir ces stupides tourniquets dès que l’on traîne une carriole; avec une poussette et un bébé, le parcours confine à l’exploit. Qu’une de ces machines à avaler les billets vienne à tomber en panne, et c’est la Bérézina. La foule gonfle, s’énerve, les resquilleurs escaladent gaillardement l’obstacle, les employés de la RATP font la sourde oreille, retranchés dans leur guérite munie de vitres pare-balles. De vieilles femmes, emberlificotées dans leurs pauvres paquets – elles attendent les dernières heures pour glaner sur le bitume les légumes ou les fruits invendables -, appellent à l’aide. Dans la bousculade, les pickpockets s’en donnent à cœur joie.
Dans les moments plus calmes, la RATP lutte fermement contre la fraude et se lance dans une méritoire politique de « communication »: des cohortes de contrôleurs s’embusquent dans les couloirs, bien à l’abri des regards, et fondent sur le contrevenant. Au prix du ticket, le jeu en vaut la chandelle. La chasse est toujours bonne; ça gueule, ça se bouscule, le resquilleur pris en flagrant délit refuse de donner ses papiers, et voilà une nouvelle thrombose. J’ai pitié de ces pères de famille attifés d’un uniforme terne, qui passent leurs journées à jouer à cache-cache avec des délinquants si redoutables. Quelle vie! D’autant plus que c’est dangereux: à force de stress, on meurt, paraît-il, de rupture d’anévrisme… À voir les couloirs jonchés de détritus et de crachats, on ne peut s’empêcher de songer que les talents de ces fonctionnaires si zélés pourraient être employés à les nettoyer!
(…) Les sièges des quais sont d’ordinaire réquisitionnés par les clochards. Les sièges des quais? Ce qu’il en reste, devrais-je préciser. Adieu, les bancs de jadis! Le siège RATP modèle fin de millénaire interdit en effet de s’y allonger, et, parfois curieusement incliné, parvient même à rendre inconfortable la position assise. On paye, certainement au prix fort, des designers qui se torturent les méninges afin d’empoisonner le quotidien de l’usager. Qu’à cela ne tienne, les clochards, obstinés, squattent malgré tout les lieux, picolent en s’apostrophant d’un quai à l’autre, pissent le long des murs, roupillent là, indifférents aux allées et venues. De temps en temps, quand leur nombre devient trop important, les « Bleus », les hommes du service spécialisé dans le ramassage des vagabonds, descendent dans les souterrains et leur font la chasse. Leur population se tarit brusquement, pour quelques jours, puis, l’accalmie aidant, ils reviennent.
Les employés de la RATP de la ligne Châtelet-Lilas sont les recordmen absolus des jours de grève. Aux mouvements habituels destinés à défendre la progression de carrière, ils ajoutent des débrayages fréquents pour cause de « sécurité ». En butte aux multiples agressions quotidiennes qu’ils sont contraints de subir, ils se murent dans une attitude strictement corporatiste. Tel jour, à telle heure, les rames cessent de circuler parce qu’un conducteur a été insulté ou molesté. Les Voyageurs râlent, se bousculent sur les trottoirs, se bagarrent près de la station de taxis pour monter dans la première voiture qui passe. Jamais il n’est venu à l’idée des stratèges syndicaux d’associer les usagers à leur mouvement de protestation. Pas le moindre tract, la moindre prise de parole dans ce sens. Le souci, qui pourrait assurément être partagé, d’emprunter les couloirs sans avoir à redouter une agression, entraîne un blocage pur et simple qui se traduit par une pagaille totale, et ajoute encore au sentiment de désarroi.
La station est un endroit détestable. Une violence poisseuse s’y est installée. Peu spectaculaire mais obsédante, banalisée au fil des ans, elle fait réellement peur. Chaque fois que je prends le métro avec mon fils, je ne lui lâche pas la main. »

Illustration: photographies ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau