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« Le chat n’est pas intégré et ne ronronne pas »

Giorgio Manganelli (1922-1990) fut un chroniqueur de grand talent. Lui-même avoua que « dans tout son opus, il ne tire vanité, souvent de manière insupportable, que de ses chroniques; parfois il les lit tout seul, et il rit. »
Un peu à la manière d’un Alexandre Vialatte dans La Montagne, il s’y révèle un analyste aigu, un virtuose du paradoxe et un critique jamais pris en défaut de l’actualité. « Funambule de la pensée », Manganelli est aussi mythologue de notre réalité, comme a pu l’être Roland Barthes: mais il en serait le mythologue hilare. Ses emportements contre le sacro-saint exercice de la thèse universitaire n’ont pas pris une ride (surtout même après quelques récents scandales)…

« (…) Je n’ai jamais compris pourquoi, dans les discussions feutrées et somnolentes sur la réforme de l’Université, n’a jamais été posé avec l’agressivité adéquate – il suffisait de lever le doigt un instant – le problème de la suppression de la thèse. De ma modeste expérience universitaire, je ne peux pas ne pas tirer la certitude que la thèse est en réalité un pur et simple fait hallucinatoire, un cérémonial, au sens psychiatrique, comme celui de je ne sais plus quel personnage qui, avant de s’endormir, devait par sept fois diriger la pointe d’un citron vers chaque fenêtre de sa chambre.
On peut soutenir que l’Université tout entière est hallucinatoire, chose difficile à nier, mais la thèse a été le premier signe annonciateur du délire cachectique qui frappait la Mère des études, comme la première fois où le grand-père a voulu dormir au sommet de l’armoire.
La thèse est un faux livre sur un sujet plutôt irréel – je pense aux thèses « humanistes » -, livre qui souvent n’est pas écrit, et qui est rarement lu. Les manières de ne pas écrire une thèse sont simples: la plus directe est de la faire écrire par un autre; en général, ce sont les thèses les meilleures, mais la plupart du temps le candidat ne la lit pas avec attention et il fait des confusions, il ne se rappelle pas ce que veut dire un mot savant, et entêtement et sentiment de culpabilité le déroutent vers le néant. D’autres assemblent des citations tirées de livres sur leur sujet, indépendamment de toute exigence de cohérence intellectuelle. Je me souviens d’avoir suivi une thèse sur Shaw dans laquelle des textes marxistes, athéo-chrétiens, libéraux, conservateurs, deutéroléninistes, se juxtaposaient en un parfait œcuménisme critique.
Certains font leur thèse avec conscience: il faut les comprendre. Le consciencieux qui fait, mettons, une thèse sur « le chat » recherchera et mettra en fiches toute la bibliographie sur le chat. Il se rendra à ses frais à Louvain où, a-t-il découvert, il existe un ouvrage absolument fondamental sur « le chat ». Il fera photocopier des articles épars publiés dans des revues de la province canadienne. Il organisera son travail: « Le chat dans l’histoire », « Le chat dans les religions », « Le chat comme symbole onirique », « Sociologie du chat », « Le chat: l’intégration refusée ». Que les chats se trouvent dans les rues, cela ne l’intéresse pas, il ne le sait pas, et c’est en tout cas une idée incohérente qui distrait et fourvoie. Il ne lui viendra pas à l’esprit de faire « miaou, miaou », ou de tirer des enseignements du ronron d’un chat tigré. Il se persuadera probablement que le chat qu’il lui arrive de voir est une hallucination, preuve qu’il a travaillé avec conscience et en toute exhaustivité. Il est épuisé. Quand il aura fini, il ira à la montagne, et, à son retour, des chats, il n’en verra plus jamais. »

Giorgio Manganelli, Corriere della Sera, 5 juillet 1977.
« Le chat n’est pas intégré et ne ronronne pas » in Le crime paie, mais c’est pas évident, traduction de Dominique Férault, Éditions Gallimard, Le Promeneur – Collection Cabinet Des Lettres, 2003.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau