« Aujourd’hui, il me semblait que j’eusse acquis des yeux pour les nègres, comme pour des plantes qu’on voit aux endroits où elles viennent le mieux. Déjà dans le petit village de montagne, sur la hauteur entre Santos et Sao Vicente, j’avais pu admirer une adolescente d’environ quatorze ans, debout à la porte d’une case, et vêtue jusqu’aux pieds d’une longue tunique blanche qui n’accu­sait de son corps que le seul galbe des seins. De cette jeune créature, il émanait comme une vague de bien-être et de vie instinctive.

Peu après, je me trouvai assis dans le tramway entre deux enfants, un garçon et une fille, qui revenaient de l’église comme l’indiquaient leurs livres de messe. Dans ces peaux sombres, ces lèvres retroussées, dans le blanc éblouissant de ces grands yeux semblait respirer par lueurs un certain air bien élevé auquel je n’étais pas pré­paré. Comme je les observais, leurs visages s’ani­mèrent d’un afflux de sang et s’épanouirent en tonalités de pourpre et de velours. La chose, s’amplifiant, suscita une sorte de transparence, de lumineuse et diaphane pureté des tissus intérieurs qui me saisit vivement. A cette impression physiognomonique s’en ajouta une autre, plus forte — à savoir le pressentiment que ces créatures, sous le couvert d’une si placide indolence, étaient en réalité fiévreusement absorbées, et absorbées par un contentement intérieur d’une intensité peu commune ou par un naïf ébahissement qui sem­blait croître dans la mesure même où je m’en apercevais. Ce qui m’alarma, c’était précisément le crescendo de ce mouvement — à peu près comme si toute échelle allait disparaître séance tenante, et s’accomplir des choses magiques. Je sentis la proximité d’invisibles centrales de force dont la puissance secrète dépasse celle de toutes les turbines qu’on peut installer dans ce pays. Cette impression, à laquelle je ne m’attendais pas, me traversa d’un coup, comme l’est un électroscope violemment ébranlé par une forte tension.

Chez nous, le culte du primitif, tel qu’il s’établit pour un temps, en corrélation avec l’expression­nisme surtout, se rattachait à des manifestations inférieures de force impulsive. La puissance inté­rieure, celle qui transparaît également sur les por­traits peints par nos vieux maîtres, nous saisit d’une manière infiniment plus significative. Il y a dans ces terrains vierges qui attendent d’accéder à la culture, sommeillant à l’égal de mines d’or, une immense richesse d’amour et de bonté. »
Ernst Jünger, Voyage atlantique, Collection « La petite vermillon », La table Ronde, 1952.

Dans ce Voyage atlantique qui le mène au Brésil d’octobre à décembre 1936, on ne sait ce qu’il faut admirer chez Ernst Jünger dans ce regard d’entomologiste qui soumet hommes (« natifs »), insectes et plantes à la même froide analyse… Même si l’on perçoit sous la rigueur de l’observateur et l’attention extrême au monde un peu d’humanité, voire de sympathie, on ressent une certaine gêne. A cause de la condescendance, de la supériorité affichée du voyageur convaincu d’incarner LA civilisation et feignant de s’ébahir devant un fantasmatique « naturel » des indigènes? Leni Riefenstahl et ses suspectes photographies des Noubas ne sont peut-être pas très loin…
Non, je n’aurais pas aimé être le compagnon de croisière de Jünger le long des rivages de l’Amérique du Sud.

Illustration: Éditions de La Table Ronde

  1. Rodrigue says:

    Les jugements sur les peuples sont forcément sujet à caution, parce qu’outre le fait qu’ils ne tiennent aucun cas des individualités qui démentent la norme générale, ils n’intègrent pas la dimension historique qui fait que tout communauté humaine évolue ou involue au cours de l’histoire.
    On peut admirer ici chez Junger -malgré les préjugés de son époque (eux-mêmes liés à ce qu j’écris plus haut)- une grande sensibilité, une grande empathie qui lui fait ressentir l’autre dans toute son originalité, toute sa richesse.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau