Quand est-ce que je me suis aperçu pour la première fois que le temps « passait »? Le sentiment du temps n’a pas été lié immédiatement à l’idée de la mort. Bien sûr, à quatre ou cinq ans, je me suis rendu compte que je deviendrais de plus en plus vieux, que je mourrais. Vers sept ou huit ans, en entendant la voix de ma mère chanter à l’église, je me disais qu’elle allait mourir un jour et j’étais bouleversé par cette pensée. Je sus que mes parents allaient mourir avant moi. Cependant, cela m’apparaissait comme une interruption définitive du présent, car tout était présent. Une journée, une heure, me semblait longue, sans limite. Je n’en voyais pas la fin. Lorsqu’on me parlait de l’année prochaine, j’avais le sentiment que l’année prochaine n’arriverait jamais. Quand nous vivions dans notre première maison, boulevard Victor Hugo, je me trou­vais hors du temps, donc dans une espèce de para­dis. Vers onze ou douze ans, pas avant, j’ai commencé à avoir l’intuition de la fin. Avec mes grands-parents maternels, mon oncle Maurice et ma tante Lise, nous étions parfois invités par mon oncle André dans sa propriété de Vouneuil.  Pour nous, c’était la joie. On attendait cet évènement; je l’attendais. Lorsque nous partions tous dans la Peugeot « familiale » ma joie pourtant était assombrie à la pensée que le plaisir ne durerait pas, que la journée finirait et que, finalement, nous rentrerions. Cela allait durer longtemps, très long­temps, trois ou quatre heures: le repas et les rires, les parties de ping-pong avec mes frères et sœurs sur la terrasse sous les acacias, le canotage sur la Vienne en bas de la pelouse où nous faisions des parties de croquet… mais ce long temps avait une limite. L’attente me fit sentir le temps: je ne pouvais pas être heureux sans l’espoir de quel­que chose, d’un anniversaire, des vacances à Royan, de Noël, du jeudi chez mes grands-parents paternels, d’une fête de famille le dimanche; mais à huit ans, neuf ans, dix ans, quand nous habitions encore boulevard Victor Hugo, tout était chaleur, et tout était présence. Les saisons semblaient se déployer dans l’espace, le monde était un décor, avec ses couleurs tantôt sombres tantôt claires, avec ses ambiances gaies ou en demi-teinte qui apparaissait, disparais­sait, venant vers nous, s’éloignant de nous, se dérou­lant sous nos yeux, tandis que nous-mêmes restions à la même place, regardant passer le temps, nous-mêmes restant en dehors, dans l’angle mort du temps. A cause de cela, sans doute, la mort de quelqu’un me semblait mystérieuse, illogique, incompréhensible; il me faudra attendre l’âge de 21 ans et le décès de mon grand-père Henri pour comprendre ce qu’elle a de terrible: un vide béant dans le présent.
Tout d’un coup, il y eut comme un renversement; c’est comme si une force centrifuge m’avait projeté hors de mon immuabilité, parmi les choses qui vont et viennent et qui s’en vont. Pire, c’est moi qui tout d’un coup eus le sentiment que les choses restaient et que je m’en éloignais. A quinze ans, seize, avec les années de lycée, c’était fini, j’étais dans le temps, dans la fuite, dans la tyrannie du futur et ses sommations: passer dans la classe supérieure, la suivante, etc. L’abomination des dimanches soir quand une trouée minuscule surgit à la fin de l’après-midi et tire un immense rideau noir. Le présent avait disparu, il n’y eut plus pour moi qu’un passé et qu’un demain, un demain senti déjà comme un passé. Je n’aurais pas dû bouger: j’avais fait un pas de côté et j’avais été entraîné dans le mouvement, pris dans la ronde. Courir après le temps, c’est cela être dans le temps. On court après les choses, on court avec, on coule.

Le monde où une main d’adulte vous emmenait en forêt par « les vieux chemins » s’est desséché petit à petit. C’est devenu mince comme une feuille, mince et transparent comme une lame de verre très fine; puis ça s’est cassé sans bruit, ça a disparu.

J’essaie, tous les jours, de m’accrocher à quelque chose de stable, j’essaie désespérément de retrouver un présent, de l’installer, de l’élargir. Je me cramponne aux livres pour retrouver un monde intact sur lequel le temps n’aurait pas de prise. En effet, deux heures de lecture, la plongée dans une œuvre nouvelle ralentit la précipitation des événements. Deux heures dans un livre nouveau en valent trente de celles que l’on vit dans l’endroit habituel, raccourcies par l’usure, détériorées par l’habitude. L’habitude polit le temps, on y glisse comme sur un parquet trop ciré. Un livre nouveau, un monde toujours neuf, un monde de toujours, jeune pour toujours où le temps s’alentit: le paradis retrouvé.
Pourtant ma curiosité s’émousse au fil des années, l’indifférence gagne du terrain. Symptôme inquiétant nourri sans doute par la conscience profonde que tout cela ne pourrait être que divertissement, agitation, oubli momentané de l’aliénation (et non remède à celle-ci, ce qu’est l’étude lorsqu’elle est orientée, guidée par la grâce) ou pire, cette forme épurée de la mélancolie qu’est l’Acedia. Cioran disait que dans certains pays d’Amérique latine, la coutume est d’annoncer un décès par la formule rituelle: untel est devenu indifférent. Comme lecteur, j’espère mourir le plus tard possible même si, lorsque je lève le nez de mon livre, j’ai de plus en plus le sentiment d’être « présent ailleurs ».

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. V. says:

    Vous nous laissez là une très belle page, cher Monsieur du Lorgnon.
    L’indifférence continue-t-elle de gagner lorsque vous écrivez ? Probablement pas car, si cela avait été le cas, le plaisir que j’ai eu à vous lire ne serait pas venu. Et toc !

  2. Rodrigue says:

    Heureux de vous retrouver Monsieur Lorgnon tel que je vous vois, aux prises avec notre commune condition…
    Vu avec un grand bonheur le dernier film de feu le cinéastre Ràoul Ruiz

  3. Cédric says:

    Très beau texte, parfait, qui plus est, pour réviser la concordance des temps.

    « je me suis rendu compte […] que je mourrais. » Cette concordance des temps qui impose de mourir au ‘conditionnel’. 😉

    Quant à la notion d’habitude, j’ajoute : L’habitude est une illusion du temps.

    Au plaisir.

  4. Cloé says:

    très beau … je crois pourtant, que les livres ne sont pas des mondes sur lesquels le temps n’aurait pas de prise, simplement parce que si jamais on les relis, notre lecture est différente : elle se charge de notre expérience, nos souffrances, nos joies, elle a pris nos rides 🙂
    bonnes vacances.

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Patrick Corneau