Attention Patrick Declerck n’est pas un écrivain pour mulots. Il n’entrera jamais dans l’écurie Léo Scheer, les pouliches pourraient en perdre leur glamour et se carapater… Socrate dans la nuit (Gallimard, 2006 – Folio, 2009) relève de la littérature citronnée, plus aigre que douce (même s’il y a moult douceurs humaines, trop humaines dans ce texte philosophiquement donc authentiquement cynique). En gros, DECLERCK N’AIDE PAS.
Vous ne trouverez aucun espoir dans ce voyage au bout de la nuit socratique (« En ces temps de béatitude terminale et citoyenne, de narcose démocratique, de coma dépassé de diabétique bénignité… Éviter tout pernicieux malen­tendu… Mais l’espoir, j’ai beau faire, m’appliquer comme je peux… l’espoir, chez moi, ne passe pas. »)
Vous trouverez de l’intranquillité pascalienne, de quoi rester la nuit les yeux grands ouverts (« Chaque puceron est seul, et à nul autre tout à fait pareil, et peut-être sacré parce que petite conscience et tendre effort jeté au gouffre du désordre et du non-sens. Volonté dressée tout de même. Éphémère mais moqueuse. Microscopique mais protestataire… »)
Petites filles romantiques à valses viennoiseries, princes charmants Georgeclooneyisés, publics amateurs de vieux potages et d’anciennes tisanes, passez votre chemin…

Quelques horreurs (extraits):
« Honnêtement, les nourrissons m’ont toujours emmerdé. C’est que pour croire au nourrisson, il faut tout de même un petit peu aussi croire à l’homme. Et cela est au-dessus, très au-dessus de mes forces. Car enfin, en dernière analyse, qu’est-ce au juste qu’un nourrisson, sinon un adulte en pire: solipsiste furieux, égocentrique absolu, impérieux tyran, analphabète hur­leur, incontinent souverain.

Quelle horreur que les bébés! Et quelle banalité! Il faut bien toute la bêtise immense, majestueuse et fière d’une mère pour les supporter plus de quelques instants.
Jamais. Jamais, je n’ai voulu d’enfants. Instinctive­ment, me reproduire m’a toujours semblé commun. Une morne occupation à l’usage de ceux qui ne se trouvent rien d’autre à faire. Un manque d’imaginaire — un de plus — de la multitude ivre et bornée. Ivre de mauvais vin, de narcissisme et de pathétiques espoirs. Et quel péché que de mettre au monde, atroce expression, un petit être voué à la déception, à la souffrance et à la mort inéluctable. Effroyable et quotidienne transgres­sion pour prométhées de banlieue. Chemisettes, survêts, et télé en mangeant… Ikea, hypermarché le samedi, et le lave-linge qui déborde, car contre le calcaire il eût fallu employer Calgon… » (p. 66-67)

« N’en déplaise, la femme est d’abord toujours objet. En tant que sujet unique et infini, elle n’émerge que dans un après-coup lointain et le plus souvent décevant. Elle n’est alors que tardif épiphénomène de sensations et de morceaux de chairs éparpillés: une odeur, un velouté, une crispation singulière. La femme est d’abord objet. La queue ne lit pas Lévinas. » (p. 91)

« Il faut voir avec quelle obsession Anne pourchasse les traces de mon corps. Ça aussi, c’est venu je ne sais com­ment. Ni quand. Je suppose petit à petit, comme le reste… Les morceaux d’ongles que je coupe dans la bai­gnoire. Les poils de barbe sur les bords du lavabo. Les gouttes d’urine au pied de la cuvette… Elle n’est pas la seule. Bien les entendre ces femmes de l’âge moyen, veuves en herbe à l’inconscient déjà piaffant, encombrées sans se l’avouer de leurs hommes aux corps trop lourds, trop grands, trop envahissants…
Elles rêvent les petites filles… C’est propre un préten­dant, un fiancé. C’est bien rasé. Ça ne rote jamais. C’est tout théorique. Elles l’imaginent Valses de Vienne ou Milanais zézayant. Égarées dans l’illusion lointaine, elles se le mitonnent, Duglandin, de préférence un peu coif­feur, un doigt pédé. Et les joues roses. Un jour, à force d’halluciner, elles le croisent. C’est lui. Ça y est, c’est le bon. Le seul. L’unique… Elles le tiennent! Adieu culotte! Après, évidemment, en finissant avec des types comme nous… Pas George Fucking Clooney. Pas Gior­gio Brushing Armani. Mamoizellè, restez. Ma, prènè zencorr ouné capuccino… Mamoizellè… Mais des types comme tout le monde… Des mecs qui se grattent en se levant. Qui, tout réfléchi, préfèrent enacore descendre une petite bibine bien fraîche que se farcir une page de Rainer Maria Rilke, ce bandage herniaire… Alors, forcé­ment, les baronnes font la gueule. On bouscule un peu trop leurs féeries. On existe. On dérange… Prince char­mant! On ne dira jamais assez le mal qu’a fait Walt Dis­ney, ce criminel de guerre des sexes. »
(p. 115)

Patrick Declerck a publié ces jours-ci son autobiographie chez Gallimard sous le titre: Démons me turlupinant. Un de ses chapitres commence ainsi: « Ce n’est pas pour me vanter, mais je soupçonne que je ne voulais pas naître. » Beau programme.  Comme le remarque Roland Jaccard: « Tous les nihilistes pur jus sont d’une drôlerie qui vous réconcilierait presque avec les misères de l’existence. » Ce que je confirme: les pages 201 à 251 sur le fiasco de sa fugue chez les révolutionnaires Tupamaros m’ont fait rire aux larmes…
Une lecture de vacances qui n’a pas l’odeur du chichi cuit dans de l’huile réchauffée ni celle de la crème solaire…

Illustration: Photographie de P. Declerck, origine inconnue.

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  1. Cédric says:

    Vous me faites découvrir cet homme. J’ai lu le sourire aux lèvres.

    Et visionné cette vidéo : http://www.youtube.com/watch?v=xdbnFPLtHKo le sourire aux lèvres également ! 🙂

    Ses derniers mots « …ce qui fait, je suppose, de moi une sorte de mélancolique incurable et en un sens fier de l’être » vous parleront sûrement. 😉

    J’ajoute que bien que la rencontre de cet homme fut agréable, je ne crois pas un mot de ce qu’il dit ou prétend. La psychanalyse est une farce, le ‘JE’ un pantin, et toute autobiographie, toute prétention, une mascarade.

    Au plaisir.

    1. « Souvenirs qui, se coagulant petit à petit avec d’autres, similaires, progressivement prennent corps. Les souvenirs ne sont en rien purs, et jamais seule objective chronique du réel, mais toujours patinés, remodelés, renforcés ou au contraire érodés, mais en tout cas sculptés et resculptés par le temps, les besoins, les fantasmes, les désirs… La mémoire travaille. Sa tâche de métabolisation est sans fin. Et le passé revisité et revisité toujours change ainsi de forme et de valence. La mémoire, toute mémoire, puisque vivante, est prospective. », Démons me turlupinant, p. 73.

      1. Cédric says:

        Oui, ça me parle, c’est, entre autres, ce que j’entendais par le terme « mascarade ». 🙂

        Beaucoup de ses mots résonnent agréablement et joliment en moi ( d’où le ‘sourire’ dont je parlais dans mon premier commentaire ) mais le simple fait qu’il se dise « psychanalyste » et l’entendre dire avec sérieux avoir « fait une analyse de six ans » m’en éloigne loin, très loin. Mais ça n’est évidemment pas un souci, chacun est ce qu’il est. 😉

  2. Alfonse says:

    Et puis s’écrire un petit pamphlet, le mitonner à son idée, quelle joie profonde ! On comprend très bien le Monsieur et on en ferait volontiers autant, mais avec une écriture un tantinet moins relâchée, tout de même. La grossièreté est un sport un peu vulgaire, non ?

  3. Rodrigue says:

    Roboratif et jubilatoire ce texte ! On est loin d’être sorti du romantisme et du bovarysme ! Un bémol: « La Femme » n’existe pas. Mais dans ce texte, c’est presque évident !

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Patrick Corneau