Les maisons de famille sont de véritables conservatoires de littérature oubliée qui offrent, parfois, la surprise d’un texte mineur que le snobisme ou la jeunesse avaient fait négliger ou rejeter. Ainsi La Femme assise de Guillaume Apollinaire, retrouvé au fond d’une bibliothèque dans une chambre des étages. Étrange roman, paru au lendemain de la mort du « guetteur mélancolique », où s’entrelacent chroniques d’actualité sur 1914 et sur la guerre d’une part, fragments d’un roman inachevé sur les Mormons de l’autre. Merveilleux bric-à-brac où entre deux chapitres d’une exquise délicatesse sur une époque de joie raffinée (le cancan, le quadrille, le Moulin-Rouge aux temps de Gavarni, de Toulouse-Lautrec, de Seurat, mais aussi Bullier et la Rotonde dans le Montparnasse d’avant-guerre), le poète digresse sur une extravagante histoire au centre du mormonisme américain où la polygamie faite religion trouve un vibrant (et finement ironique) plaidoyer – que nos dames ministres et secrétaires d’état chargées du « redressement familial » auraient bénéfice à méditer:
« Nulle part la polygamie ne serait peut-être aussi utile qu’ici où l’on a complètement perdu la notion du mariage. La liberté dans l’amour apparaît comme un droit incontestable à beau­coup de socialistes et la polyandrie est admise par Fourier même et dans le mariage et aussi dans le célibat, par l’institution éminemment immorale du bayadérisme.  La polygynie est la santé pour l’homme et pour la femme, elle supprime la prostitution, les malheurs et les maladies qu’elle entraîne; elle augmente la majesté de l’homme, en satis­faisant son goût inné pour la domination. Cette constitution patriarcale conviendrait parfaite­ment à ce pays qu’elle régénérerait en y résolvant peut-être la question sociale, supprimant ces luttes intestines, ces idéologies malsaines qui appauvrissent les corps et les esprits. Au lieu de cela, l’adultère en créant une polygamie clan­destine, la prostitution en faisant de l’acte de chair une chose honteuse, détruisent le bonheur que l’homme éprouve à procréer, entraînent les hommes à des folies, jettent sur la terre de misé­rables enfants sans famille, sans destinée et voués au mépris pour leur illégitimité. »
La Femme assise, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1920, réédité dans la collection « L’Imaginaire », n° 37, Gallimard, 1979.

Illustration: Picasso, « Femme assise les bras croisés » (portrait de Sarah Murphy), 1923.

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  1. Rodrigue says:

    Une sortie de crise mondiale par la polygamie ? Le harem est-il toujours l’horreur que l’on a décrit ? La poésie, le raffinement de certains auteurs arabes permet d’en douter. Question récurrente, ces auteurs, d’avant la « reconquista », auraient-ils la même opinion concernant le harem contemporain ? Question bien imprudente…

  2. Frédéric Schiffter says:

    Schopenhauer : « […] Chez les peuples polygames chaque femme trouve quelqu’un qui se charge d’elle, chez nous au contraire le nombre des femmes mariées est bien restreint et il y a un nombre infini de femmes qui restent sans protection, vieilles filles végétant tristement, dans les classes élevées de la société, pauvres créatures soumises à de rudes et pénibles travaux, dans les rangs inférieurs. Ou bien encore, elles deviennent de misérables prostituées, traînant une vie honteuse et amenées par la force des choses à former une sorte de classe publique et reconnue, dont le but spécial est de préserver des dangers de la séduction les heureuses femmes qui ont trouvé des maris ou qui en peuvent espérer. Dans la seule ville de Londres, il y a 80 000 filles publiques : vraies victimes de la monogamie, cruellement immolées sur l’autel du mariage. Toutes ces malheureuses sont la compensation inévitable de la dame européenne, avec son arrogance et ses prétentions. Aussi la polygamie est-elle un véritable bienfait pour les femmes considérées dans leur ensemble.[…] »

  3. TANTE LEONIE says:

    Lectrice assidue et ravie de votre blog, je viens vous remercier pour l’information Baudouin de Bodinat, LA VIE SUR TERRE ! Une révélation servie par un style ! Tant que des plumes pareilles surgiront…
    Fidèlement,
    Tante Léonie

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Patrick Corneau