Appelons-la Delphine. Delphine est cadre sup’ chez Valoria. Delphine est jolie – sans plus. Elle est sexy mais pas aguichante. Décidée mais pas arrogante. Un sondage d’image montrerait qu’elle plaît, un peu comme Sophie Marceau incarnait Mademoiselle Tout-le-monde aux yeux des Français. Sur le site de Valoria sa trombine à l’expression « ouverte », engageante, surmonte le descriptif de son poste de project manager. Delphine est chargée d’établir les « conditions d’input » de Valoria pour les opérations de développement à l’étranger et les joint-ventures. Cette fonction plutôt prestigieuse « pour une femme » lui vaut l’admiration de ses collègues, des hommes pour la plupart: une ou deux têtes grisonnantes aux paupières lourdes, quelques jeunes loups d’allure sportive. Ce staff représente un parfait échantillon d’humanité correcte  – et même un peu plus. Car chez Valoria, on se barbouille d’ »excellence », de « performance », d’ »éthique de la responsabilité » et autres « valeurs d’entreprise ». Ainsi on a du cœur chez Valoria. Tout est « au cœur » de tout: « l’homme » est « au cœur » de la gouvernance interne, le développement durable est « au cœur » de la stratégie industrielle, les avancées de la recherche « au cœur » des partenariats. Parmi « les hommes et les femmes » placés « résolument au cœur des défis du futur » figure Delphine.
Terriblement compétente mais angoissée, redoutablement professionnelle mais toujours sur le qui-vive, toujours aux abois. Delphine porte en elle ce qui la contredit, ce qui nie son être social comme le nuage abrite la pluie à venir. Tout à fait on sur ses dossiers, toujours à jour, implacablement rigoureuse, elle connaît parfaitement son sujet et pose les bonnes questions. Pourtant un excès d’assurance qui pourrait vite évoluer en autoritarisme trahit un lancinant: « Est-ce que je suis/serai à la hauteur? » Une façon presque caricaturale de surjouer le rôle qui lui est imparti met la puce à l’oreille. Elle est tendue comme une débutante à un casting. Avec un petit air prétentieux qui refroidit ses interlocuteurs, comme pour leur dire: « Vous voyez, j’ai été admise dans l’univers des maîtres du monde! ». D’être chez Valoria, Delphine n’en peut plus, elle ne s’en remet pas tout en sachant qu’elle aussi est sur le fil du rasoir.
En fin de compte, tout cela, tant de dureté conjuguée avec tant d’anxiété promet de sérieux tracas.
Avec les hommes, c’est difficultueux. Certains la regardent avec un amusement presque attendri. D’autres, en l’observant à la dérobée, ont « percuté » cette vulnérabilité, ils ont perçu la fêlure. Cette fragilité leur plaît et prend un sens  sexuel immédiat: ils veulent se la faire… C’est une sorte de challenge, une manière de replacer leur centre de gravité face à un être qui les dérange. Delphine ne déteste pas être convoitée, elle ne refuse pas a priori d’être désirée mais refuse la façon qu’on a de le lui faire comprendre et les mobiles sous-jacents. On la convoite comme on peut convoiter une montre de luxe – et Delphine vit dans un monde où la religion des montres de luxe va grandissant. Tels sont les hommes pour Delphine, ils la regardent avec des pensées qu’elle devine. Des pensées que parfois les hommes laissent se former en eux, sans se douter qu’elles les amoindrissent et les privent précisément des chances qu’ils pourraient avoir. Delphine butte sur cette aporie: il y a une mesquinerie du désir, une bêtise du désir. Une forme du désir qu’elle trouve bête, simpliste, primaire.

Aujourd’hui, Delphine aborde la quarantaine, toujours dynamique, sa bonne humeur est pourtant moins spontanée, comme ombrée d’une pointe de fatigue ou d’amertume. Elle n’est ni rangée, ni stabilisée, ni mariée. Le seul homme dont elle semble s’être quelque peu enamourée vit à São Paulo. Selon elle, c’est commode.
Elle pense sérieusement élever un enfant. Sans le père: « Je serai seule, mais au moins je saurai à quoi m’en tenir. » Elle s’appliquera, fera ce qu’elle peut pour l’enfant, elle parviendra à être vaguement mère.

Illustration: photographie de Aurélia Frey.

  1. Elisanne says:

    Elles sont nombreuses les « Delphine »…
    c’est Elles qui les soirs de grande solitude hésitent, puis téléphonent …
    le besoin de dire et d’être écoutée…

  2. double je says:

    L’histoire d’une Delphine…

    Pauvre petite fille riche
    Elle va mal.
    Toute la journée pourtant, elle a souri.
    A son travail, elle a des responsabilités.
    Autour d’elle, ses collègues, ses amis, ses parents la trouvent
    épanouie, elle la jeune cadre dynamique que tout le monde envie.
    Ce soir, rentrée chez elle, ce beau masque se fissure.
    Elle a trente-cinq ans, un appartement au centre-ville,
    une voiture de sport, mais elle est seule.
    Ce soir de ce mal-être qui soudain la gagne, elle ne peut parler à personne.
    Les copines, elle ne veut pas les déranger.
    La famille ? Elle ne veut pas qu’ils se fassent du souci.
    Alors elle s’est souvenue. Dans le carnet du journal,
    il y avait ce numéro…, elle l’a composé.
    A l’autre bout du fil, une voix masculine a répondu.
    Ce n’est pas la première fois qu’il entend la voix de la jeune cadre dynamique.
    La solitude de cette femme, le poids de ce qu’elle ne peut pas dire ailleurs,
    semble peser de plus en plus lourd.
    Elle se met à pleurer.
    Doucement, très tristement.
    L’homme n’intervient pas.
    Il accompagne l’appel par son silence.

  3. Rodrigue says:

    Delphine est une naïve qui n’a pas encore compris dans quel monde elle se trouve. Tant mieux, dans un sens, grâce à cela elle se protège de la barbarie ambiante… Et si Delphine allait diriger des projets (projet manager) humanitaires ?

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Patrick Corneau