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Rien tout le temps versus Quelque chose parfois

Oui, nous sommes un certain nombre qui tentons d’anoblir notre « disonaurisation » en cours en faisant des phrases sur la disparition de la culture, la montée de l’insignifiance, etc. Dans la dernière livraison Des Deux Mondes (juin 2012), le sagace (et parfois drôle) Frédéric Beigbeder rajoute une couche bien goudronneuse au scénario de l’Apocalypse numérique en prétendant que lire un quatrain de Paul-Jean Toulet sera bientôt devenu aussi improbable que de lire une épigramme de l’époque alexandrine:

« C’est un peu carte pos­tale, mais lire est pour moi une expérience profonde, associée à un rite étrange: j’ai besoin d’un fauteuil au cuir tanné par des généra­tions d’épicuriens appartenant aux classes privilégiées, j’ai besoin de laisser flotter mon regard sur ma bibliothèque, d’évoquer le souvenir de mon grand-père érudit et élégant, de choisir un livre faussement au hasard, de tomber sur Paul-Jean Toulet, tiens, et puis de le saisir dans un frisson, de le soupeser, de tourner les pages, de les frotter entre le pouce et l’index, d’en sentir l’odeur, et là tout à coup, hop, je lis un quatrain:
À Londres je connus Bella
Princesse moins lointaine
Que son mari le capitaine
Qui n’était jamais là
Cette petite scène dans ma bibliothèque se répète presque tous les jours, elle façonne mon univers mental. Je ne peux parler que de moi, mais je suppose que nous sommes très nombreux à vénérer le hasard qui nous fait parcourir de l’œil ou du doigt notre bibliothèque, et puis sortir un livre, et puis l’ouvrir à une page, et puis tomber sur une merveille. À vénérer la frustration, aussi. La frustration de ne pas avoir lu ce livre d’un romancier roumain inconnu que je m’étais promis de le lire, et qui attend là, à prendre de la poussière, dans un coin, avec l’œil torve d’un roman qui veut de l’amour, c’est-à-dire être lu. La frustration de ne pouvoir lire tous les livres qu’on m’envoie, comme critique littéraire.

(…) globalement j’ai l’impression que si l’on a toute la littéra­ture du monde à sa disposition dans une liseuse de quelques milli­mètres d’épaisseur, on est moins attiré par elle que si l’on en a seule­ment des fragments de papier. Plus on peut lire tout le temps, moins on lit de temps en temps. Rien mais tout le temps: c’est le monde du smartphone ouvert en permanence, l’ubiquité bidon. Quelque chose parfois: c’est le monde du livre. D’ailleurs le combat, enfin celui de la secte que je vais créer demain matin, c’est la lutte pour le temps. J’ai lu que Jean d’Ormesson avait tout supprimé – téléphone portable, montre, ordinateur – pour être libre. Ce sera dur d’y arriver. Mais frustrons-nous pour être libre. Frustrons-nous pour nous ennuyer… Je déteste autant m’ennuyer que l’idée de la frustration, mais je reconnais que sans plage d’ennui, je n’aurais pas le goût de la littérature… Je veux créer une secte des lents. Si on ne s’ennuie pas, on est possédé. »

Comme le rappelait récemment Roland Jaccard, Torquatto Acetto, écrivain napolitain du XVIIème siècle, avait fondé avec son ami et protecteur, Giovanni Battista Manso, « L’Académie des Oisifs » qui promulguait l’usage clandestin du bonheur et du libertinage courtois. Beigbeder aura-t-il plus d’adeptes avec cette « secte des lents » qui prescrirait l’usage émollient de l’ennui et la vénération de « volumes » où tel exemplaire de poche serait exhibé en vitrine à l’égal d’une vierge romane en bois sculpté?

[Bémol à la « disonaurisation »: j’ai téléchargé gratuitement depuis Kindle Amazon et lu sur mon iPad les savoureuses Etudes littéraires d’Emile Faguet, les Récits d’une tante (volume 1) Mémoires de la Comtesse de Boigne, etc. qui ne figurent pas dans le catalogue de la (pourtant) très riche médiathèque de mon arrondissement. Enfin, on enlèvera pas au bibliophile une conviction forte: il n’a jamais vu un livre, si « cheap » soit-il, tomber en panne…]

Illustrations: photographies de Barry Cawston, « Books, Napoli » et Scott Eells/Bloomberg.

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Patrick Corneau