Lisant Suis-je snob? de Virginia Woolf (Rivages poche), recueil fait de conférences et d’exposés sur l’esthétique de l’existence et celle du roman, j’ai été sidéré par l’acuité du regard de l’écrivain en terme de critique sociale (compte tenu de ce qu’avait été son éducation dans un milieu mêlant haute société et haute culture). Ainsi dans cette courte réflexion sur l’aristocratie en littérature, nous donne-t-elle à réfléchir sur une question éminemment actuelle: le roman (et peut-être la littérature dans son ensemble) est-il concevable dans une « vraie » démocratie?
« (…) Mais les choses changent; les distinctions de classe n’ont pas toujours été si dures et si implacables qu’elles le sont aujourd’hui. L’époque élisabéthaine était à cet égard beaucoup plus souple que la nôtre; nous, en revanche, avons l’esprit beaucoup moins étroit que les Victoriens. Aussi se pourrait-il que nous soyons à la veille d’un changement plus grand que tous ceux que le monde a connus. Dans un siècle ou deux, aucune de ces distinctions peut-être ne vaudra plus rien. Le duc et l’ouvrier agricole tels que nous les connaissons aujourd’hui pourraient avoir disparu aussi complètement que l’outarde et le chat sauvage. Seules les différences naturelles comme celles du cerveau et du caractère serviront à nous distinguer. Le général Ople* (s’il y a encore des généraux) rendra visite à la nièce (s’il y a encore des nièces) du comte (s’il y a encore des comtes) sans brosser son manteau (s’il y a encore des manteaux). Mais ce que deviendra le roman anglais quand il n’y aura de fait ni généraux, ni nièces, ni comtes, ni manteaux, nous ne pouvons pas l’imaginer. Il pourrait changer de caractéristiques à un point tel que nous ne pourrions plus l’identifier. Il pourrait s’éteindre. Nos descendants pourraient écrire des romans aussi rarement et avec aussi peu de succès que nous écrivons nous-mêmes des drames poétiques. L’art d’une époque véritablement démocratique sera — quoi? »
« La nièce d’un comte », publié dans The Common Reader, Second Series, Hogarth Press, 1932, traduction de Maxime Rovère.
* Virginia Woolf fait allusion au roman Le Cas du général Ople et de Lady Camper de George Meredith (1877).
[Sur les apories du roman contemporain: Milan Kundera]
Illustration: document Payot-Rivages.
Je partage, cher Lorgnon votre sidération…
« Je ne crois pas vieillir, je crois qu’on modifie son aspect face au soleil. »… du grand Virginia Woolf, n’est-ce pas ?
Et cette « Lettre » de Virginia Stephen à Clive Bell, 7 février 1909
« J’attends désespérant que l’on m’assure que mes mots ne vont pas s’évaporer. Ils s’accumulent derrière moi en masse tellement compacte, épouvantable, s’ils ne sont rien d’autre qu’une eau boueuse. Que ces pages apparaîtront futiles un jour quand … [La traversée des apparences] sera sur tes rayons qu’un livre poussiéreux. Et pourtant il y a tant de choses que j’aimerai dire à propos de ce livre. Et puis il n’est pas toujours nécessaire de passer à la postérité. Moi aussi j’écris en hâte juste avant de m’habiller pour sortir. Ce que je veux c’est faire ressortir sur une toile de fond l’agitation d’hommes et de femmes bien vivants… J’ai parfois l’impression que tout est terriblement pâle, transparent même si je l’ai écrit dans le feu de la passion. »
Bien à vous.
Admirable! Merci pour ces extraits. 🙂