Je ne dirai rien de plus, ni de mieux de l’élégante prose de Jean-François  Duval que ne l’a fait Frédéric Schiffter et l’art unique qu’il a de dire les choses sans appuyer, sans insister (défaut rédhibitoire en cette époque d’esbroufe), vous communiquant ce sentiment rare qu’enfin quelqu’un vous parle dans votre langue…

« (…) Cette expression « On va dire », qui s’est déclarée en 2007, il faudrait un joueur de flûte, un magicien pour la charmer et l’attirer à sa suite hors de la ville, comme les rats dans le conte de Hamelin. Car la gent des « On va dire » prolifère à grande allure. Elle contamine les esprits, fleurit sur toutes les bouches. Elle est d’autant plus conta­gieuse qu’elle paraît inoffensive, complice, presque sympathique. Elle passe entre les lèvres de chacun comme une lettre à la poste. Elle est si pratique.
Jusqu’à l’apparition de « On va dire », d’autres expres­sions étaient disponibles sur le marché. Par exemple: « Disons que » (let’s say en anglais), « Mettons que », « Posons que ». C’était franc, direct. Il y avait aussi, plus personnel: « Je dirais que », qui n’embrigadait pas tout son monde sous le même toit. Ou encore « Je pense que », qui était susceptible d’entraîner accords ou désaccords, donc d’ouvrir un dialogue. « On va dire » dissipe ce genre de tentation inopportune. L’autre est prié de suivre, son éventuel avis implicitement inclus dans l’expression.
Jamais elle n’aurait pris pareil essor si l’espèce humaine n’était si grégaire. Ce dont son langage offre souvent un reflet. « On va dire » sonne à mes oreilles comme le bêlement qui, une fois proféré, s’élève du troupeau avec une fréquence toujours accrue. C’est la forme verbale du mou­ton de Panurge, elle conduit droit au précipice. Je frémis de penser que peut-être tout notre vocabulaire, toute notre langue se sont formés selon le même principe. Auquel cas tous les mots sortant de bouches humaines ne formeraient qu’un immense troupeau suivant l’allure générale, procédant vers un vide sidéral, composé d’expressions toutes faites véhiculant des idées toutes faites.
Je hais donc « On va dire ». C’est un sésame qui permet de tout avancer en se mettant soigneusement à couvert. L’expression n’engage à rien, elle ouvre immédiatement la possibilité d’un retrait. En même temps, elle force l’adhésion. C’est une expression pleutre. Elle exerce une infime, une insidieuse pression, toute verbale certes – mais qui sait jusqu’où les mots peuvent conduire? Quelle expres­sion lui opposer? Comment briser sa reptilienne logique? Nul ne le sait. »

Jean-François Duval, Et vous, faites-vous semblant d’exister?, PUF, 2010.

Spécialiste de la Beat Generation, Jean-François Duval vient de publier Kerouac et la Beat Generation chez le même éditeur.

Illustration: document Presses Universitaires de France.

  1. Bob-les-nerfs says:

    Hi.
    Content que l’on aborde ce sujet, on va dire : crucial.
    Entre 2000 et 2012, je vivais à l’étranger. De retour dans ce pays relativement médiocre, je fus surpris de découvrir la propagation de cette expression si faible mais déjà si virale. Je me fis la remarque, que, contrairement à d’autres abus de langage vulgaires que j’avais pu connaître avant mon départ, celui-ci était très contagieux (il y en a d’autres, notez, qui datent, je pense, de la même époque : des « on va pas s’mentir » « j’dis ça j’dis rien », ad lib.)
    Quoi que c’est-y-donc passé en 2007 ???
    L’impression pour moi fut celle d’un film à zombie : dans ma famille, des on va dire, sur Radio France, des on va dire, dans la bouche des ministres, des on va dire…mais tel le ridicule ou le virus à zombie, l’expression ne tue pas.
    Blague à part, du point de vue linguistique il s’agit d’un phénomène d’érosion brutal et quasi instantané de la langue, et pour filer la métaphore géologique, cela ressemble à une falaise qui se disloque d’un coup. Pourquoi, comment, quels en sont les prérequis ? La désaffection de la 1ère personne du pluriel dans le langage parlé ? La tournure agressive et très « populaire » que prend le français parlé depuis 20 ans depuis que l’on valorise officiellement les sous-cultures urbaines ?

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Patrick Corneau