J’ai dit ailleurs le plaisir que j’avais à lire la prose fine et sensible d’Edith de la Héronnière. Elle nous gratifie aujourd’hui d’un bel essai sur cette étrange confraternité des négateurs littéraires (Antigone, Bartleby, Cyrano, Morgen, Côme…), cette chaîne de « renonçants », de résistants, d’idiots (ou peut-être de sages?) qui « ouvrent dans la conscience le chemin d’une question » (extrait du prologue):
« Non est un mot brutal. Il n’a pas la rondeur du oui. S’il fallait lui attribuer une couleur ce serait le noir, ou le blanc de la mort. Ses connotations sont, si l’on peut dire, négatives, hostiles et rédhibitoires. Les images qui l’accompagnent n’ont rien de sympa­thique: un mur, une porte qui se ferme sous le nez de celui qui reste dehors, un visage qui se rétracte devant celui qui est regardé, une main qui se crispe sur le bras de l’enfant et l’empêche de courir, de chahuter, de rire. Non est la barrière, la signalisation ronde et rouge coupée en deux par un trait horizon­tal sur les routes, sur les portes, dans les cœurs. Le mot nous ramène à l’enfance et à ses interdits qui sont la face noire de l’apprentissage qu’ensuite la vie se charge de gommer. Erreur, impasse, mauvais chemin, mot de mélasse et de goudron, d’où la lumière semble absente. Qui d’entre nous aime à se l’enten­dre dire? Mais un abîme existe entre celui qui le prononce et celui qui le reçoit. Et dans la vie nous nous trouvons tantôt d’un bord, tantôt de l’autre bord de cet abîme, sans qu’il soit possible de l’enjamber.
C’est un versant du non dont il sera question ici. Et l’on verra que ce mot porte une clarté insoup­çonnée lorsque certains le prononcent, dans certaines circonstances et que l’abîme entre celui qui le pro­nonce et celui qui se l’entend répondre n’est pas tout à fait infranchissable. Car l’adverbe engage la dialectique qui est un sain cheminement de la pensée. Bachelard, grâce à sa Philosophie du non nous conduit à cette approche dans laquelle il voit le com­mencement de toute démarche scientifique. Pour avancer il faut repousser, refuser, et sacrifier certainement. L’affaire est commune en matière de sciences. Mais ces chers héros ne sont pas des scientifiques et leur avancée — si avancée il y a — est d’un autre ordre et d’une autre portée. Elle introduit pour certains une lumière nouvelle et pour d’autres un mystère plus épais, et dans tous les cas une rupture dans l’ordre des choses. Leur réponse déstabilise. Ce qui allait de soi se grippe. Une gerçure, une brisure apparaît avec la question que soulève leur non. Il va falloir la prendre au sérieux parce qu’elle trouve un écho en chacun d’entre nous. Elle est d’ordre ontologique, elle a trait à l’être non seulement dans son intégrité physique, mais surtout dans des valeurs qui peuvent outrepasser la survie biologique. Leur histoire ima­ginaire à chacun se compose de strates symboliques extrêmement denses. Ce n’est pas leur seule histoire que racontent ces héros de romans, mais une multi­tude d’histoires virtuelles correspondant à nos aspira­tions les plus secrètes, à nos vies rêvées, à nos rébellions possibles quoique peu probables parce que dans la vie réelle il est très difficile de mener à leur terme nos velléités, par faiblesse, par lâcheté, par fatigue, pensons-nous, mais surtout en raison de l’extraordi­naire complexité et raffinement des raisons de ne pas aller au bout de ce que nous appelons le plus inten­sément de nos vœux. C’est une lutte à mort entre le simple du vouloir et la complexité du non-vouloir, entre le désir et la peur, les deux puissants moteurs de nos agissements. Chez ces chers personnages, la part de complexité et de peur semble s’être déplacée vers les limbes, comme évaporée. Un sens des limites sociales habituelles, chez eux, a fondu au soleil, mais ce n’est pas au détriment de leur dignité, bien au contraire.
La question qu’ils posent est en quelque sorte irréductible — dans certains cas précis, elle n’a jamais été éclaircie, quand bien même nous nous accorde­rions pour dire que les personnages en question font ce que des millions d’entre nous rêvent de faire. Ils disent non, voilà tout. À nous ensuite de nous arranger avec leurs vies gâchées, leur espoir piétiné, cette manière qu’ils ont de passer à côté du bonheur sans lui jeter un regard. Pourtant il suffirait de pas grand-chose pour que leurs vies s’agencent autrement. Mais cela leur est impossible car ce « pas grand- chose » ne leur est pas acceptable. Ils se soucient fort peu du bonheur. Son idéal ne provoque aucun déclic dans leur esprit, sans doute parce qu’ils ont compris très tôt que cette affaire de bonheur est un leurre, un appât qui nous trompe et nous détourne de ce à quoi précisément chacun de nous aspire. Une fois résolue cette question, et les espoirs qui vont avec, c’est un champ immense qui s’ouvre. Il y a déplacement de l’objectif et accommodation du regard sur autre chose. »
Edith de la Héronnière, Mais la mer dit non, Editions Isolato, 2011.

Illustration: Editions Isolato

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Patrick Corneau