« (…) Il est plus difficile de vivre sans contes, c’est pour cela qu’il est si difficile de vivre au ving­tième siècle; nous ne faisons plus qu’exister; nous ne vivons pas, plus personne ne vit plus; mais il est beau d’exister au vingtième siècle; d’avancer; mais d’avancer vers quoi? Je ne suis, je le sais, sorti d’aucun conte et je n’entrerai dans aucun conte, c’est déjà un progrès et c’est déjà une différence entre le temps d’avant et le temps d’aujourd’hui.

Nous nous trouvons sur le territoire le plus abominable de toute l’histoire. Nous sommes effrayés, effrayés en tant que substance profondément troublante dont est fait l’homme nouveau, et dont est fait notre nouveau concept de nature et de renouvellement de la nature; tous autant que nous sommes, nous n’avons été au cours du demi-siècle écoulé qu’une seule et grande douleur; cette douleur aujourd’hui, c’est nous; cette dou­leur est aujourd’hui notre état d’esprit.

Nous avons des systèmes tout nouveaux, une conception du monde toute neuve et même une conception toute neuve et absolument magni­fique de ce qui entoure le monde, nous avons une morale toute neuve et nous avons des sciences et des arts tout neufs. Nous avons le ver­tige et nous avons froid. Nous avons cru qu’étant des hommes, nous allions perdre l’équilibre, mais nous n’avons pas perdu l’équilibre; et nous avons fait ce que nous pouvions pour ne pas mourir de froid.

Tout a changé, parce que nous l’avons changé, la géographie extérieure a changé au même titre que la géographie intérieure.

Nous nous montrons désormais de plus en plus exigeants; nous ne pouvons nous montrer assez exigeants; aucune époque ne s’est montrée aussi exigeante que la nôtre; notre existence même est empreinte de mégalomanie; mais comme nous savons que nous ne pouvons pas tomber ni mourir de froid, nous nous risquons à faire ce que nous faisons.

La vie n’est plus que science, science issue des sciences. Nous nous sommes soudainement résorbés dans la nature. Les éléments nous sont désormais familiers. Nous avons mis la réalité à l’épreuve. La réalité nous a mis à l’épreuve. Nous connaissons désormais les lois de la nature, les lois de la nature éternelles et souveraines, et nous pouvons les étudier dans la réalité et dans leur vérité. Nous n’avons plus besoin de nous en remettre à des suppositions. Lorsque nous exa­minons la nature, nous n’y voyons plus des fantômes. Nous avons écrit le chapitre le plus téméraire du grand livre de l’histoire du monde; et nous l’avons tous écrit chacun pour soi, dans l’effroi et dans la peur de la mort, jamais de notre plein gré ni à notre goût, mais en fonction des lois de la nature, nous avons écrit ce cha­pitre dans le dos de nos pères aveugles et de nos professeurs stupides; dans nos propres dos; après tant de chapitres interminables et fades, le plus court et le plus crucial.

Cette clarté dans laquelle nous apparaît soudaine­ment notre monde, notre monde de sciences, nous effraie; nous avons froid dans cette clarté; mais nous avons voulu cette clarté, nous l’avons pro­voquée, nous n’avons donc pas le droit de nous plaindre du froid qui règne désormais. Le froid augmente avec la clarté. Ce sont cette clarté et ce froid qui régneront désormais. La science de la nature sera pour nous une clarté supérieure et un froid beaucoup plus sévère encore que ce que nous pouvons nous imaginer.

Tout sera clair, d’une clarté de plus en plus haute et de plus en plus profonde, et tout sera froid, d’un froid de plus en plus effroyable.

Nous aurons à l’avenir la sensation d’un jour toujours plus clair et toujours plus froid.

Je vous remercie de votre attention. je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait aujourd’hui. » Extrait du discours fait par Thomas Bernhard lors de la remise du prix de littérature de la ville hanséatique libre de Brême en 1965.

Ce texte profondément troublant, écrit il y a presque cinquante ans, est impeccablement actuel.

Illustration: Folio, Gallimard.

  1. Cédric says:

    Merci d’avoir partagé ce texte.

    Il résume à lui seul comment existe un être humain : il généralise son cas à l’humanité.

    Ceux qui ont froid oublient parfois que d’autres ont chaud.

    La clarté n’est ni froide ni chaude, c’est notre Corps qui selon sa complexion est froid ou chaud.

    Autrement dit : Ce sont nos yeux qui sont froids ou chauds, pas ce qui est vu.

  2. Rodrigue says:

    Oui-oui-oui, Cédric, le monde est tout entier dans l’oeil qui le regarde, le froid dans le thermomètre, etc, etc, … He bien non ! Si nous mourrons demain le monde continuera sans nous: il a son existence objective.
    Si j’ai bien compris le merveilleusement lucide Thomas Bernhard le temps des chaudes illusions est terminé (déjà en 65!)
    Question subsidiaire: a-t-il accepté ce prix, car il en a refusé beaucoup

    1. Cédric says:

      Cher Rodrigue, mon propos ne concernait que la sensation de ‘froid’ ou de ‘chaud’ qu’applique Thomas Bernhard à notre époque dans ce texte précis.
      Mais, si vous le voulez, on peut parler du concept de chaleur du point vue scientifique ; et également essayer d’y voir plus clair (mais vous risqueriez d’attraper froid 😉 ) en ce qui concerne le monde comme « représentation  » et comme « volonté » pour reprendre les termes de Schopenhauer…

      Mais essayons de ne pas tout mélanger…pour la clarté…et puis c’est tellement froid qu’il faut y aller avec des gants…;-)

      Bien à vous.

  3. gmc says:

    avec plus de lucidité et de recul – et aussi plus d’humour -, dante a écrit la même chose en mieux dans la divine comédie, texte tout aussi actuel que celui que vous citez, d’un éternelle actualité, pourrait-on dire.

    d’un autre côté, la science n’est qu’une religion comme une autre, avec son lot habituel de contes de fées, basés sur le sourire du vent, autant dire des trous béants donnant lieu à des interprétations…..poétiques suivant le regard qui les déchiffre^^

    POEME SCIENTIFIQUE

    La mémoire de l’eau contient
    Les amas et les filaments
    Que les volutes gracieux
    Décrivent à l’intérieur
    Des nappes de gouttelettes pourpres

    Un sodium savonneux
    Enduit la route du cristal
    Pour les amateurs de supernova
    Dont les languages transgéniques
    Découpent la brume au laser

    Des fractales en quinquonce
    Illuminent la nuit
    Laminant les topologies
    Jusqu’aux sources de la chaux
    Donc les vecteurs androïdes
    Annulent les nombres complexes

    1. Je vous en prie, chère lignesbleues, comme vous l’avez peut-être deviné, par « complexion » ou par éducation (?) j’aime à m’effacer devant autrui, ou faire un pas de côté… pour être sur le motif. 😉

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Patrick Corneau