Un  petit livre friandise aussi délicieux (et rare) qu’une conversation réussie! Et aussi l’arme absolue contre Facebook où « messageries » et « chats » ne dispensent, bien entendu, aucune conversation (au sens vrai du terme, disons son sens dix-huitième siècle…). Car nous avons oublié les bonheurs de la conversation, ces « échappées belles hors des emprises mortifères de l’ennui, de la bêtise, de l’agressivité ». Comme nous le rappelle Chantal Thomas, les « fautes » (au sens d’erreur et de manque) de conversation « tuent l’élan d’inconnu et l’esprit de découverte essentiels au plaisir de converser, de par­ler avec, et de parler avec des personnes qui, dans le temps de cette conversation, sont entièrement là. Il faut que chacun apporte sa vie présente. Sans un minimum d’ouverture à l’imprévu, sans l’excitation qui monte dans les moments où la parole s’emballe, où les reparties jaillissent, où le démon de la digression fait irruption, il n’y a pas de conversation vive, c’est­ à-dire de conversation exposée au risque de la vérité. »

Hélas nos conversations ne sont plus que « dialogues des morts » (dixit Paul Claudel), des « paroles gelées » qui naviguent du privé au public entre règlements de comptes et affrontements sociaux: « Parfois les éléments ennemis de la parole qui s’envole ne se révèlent pas tout de suite. Ce peut être, dans un dîner qui s’annonçait joyeux, le volume sonore d’un imbécile dont la bêtise triomphale devient identique à l’air qu’on respire, ou l’arrivée d’un individu souverainement antipathique dont la seule présence vous gâche aussitôt la soirée. Est égale­ment néfaste pour la gaieté d’un dîner la participation d’un ou plusieurs obsédés de la politique (toujours de la catégorie des opiniâtres). Le ton monte, l’ami déli­cieux de tout à l’heure est prêt à vous envoyer au poteau d’exécution. Les insul­tes pleuvent, on vocifère, la bataille fait rage. (…) Les affrontements et brusqueries sont incompatibles avec une parole qui pétille, mais une prudence de bon aloi ne lui est pas plus favorable. La chape de plomb du consensus moralisateur ou du bavardage à vide est aussi accablante qu’une empoignade générale. Les raconteurs d’histoires drôles, les boute-en-train professionnels, les discou­reurs impénitents, peuvent combler des temps morts. Quant aux systématique­ment oublieux, qui, à peu d’intervalle, vous racontent la même histoire, ils sont vite lassants. Ce gâtisme précoce est sou­vent la conséquence d’une totale indiffé­rence à autrui, envers d’un immense contentement de soi. Ou d’un malheur cogné. (…) Mais on évitera encore plus soigneusement les snobs que les oublieux ou les malheureux. Il n’y a aucun plaisir à attendre de ceux qui vous font passer un examen mondain pour être sûrs qu’ils ne commettent pas une bévue en vous adressant la parole ou à être vus en train de vous adresser la parole. D’ailleurs, les conversations aux allures d’examen ne sont jamais plaisantes. »

Dans ce ciel plombé une embellie n’est pas chimérique, un heureux inattendu est toujours possible: « Il suffit d’une personne avec laquelle une entente privilégiée s’instaure, et l’on perd toute notion du temps et du contexte. On glisse d’une phrase à l’autre, ravis d’évoluer en pays de connivence et d’en découvrir de nou­veaux chemins. S’exprime-t-on en langue étrangère, tout à la fougue d’une amitié naissante les difficultés linguistiques s’abolissent, on jongle avec les mots. (…) Le plaisir de la conversation a son rythme, qui a chaque fois se réinvente, et dans lequel les silences, lorsqu’ils sont vécus avec naturel, hors rapports de force, valent pour des scansions d’agrément, soit qu’ils ménagent des pauses rêveuses, soit qu’ils permettent de mieux apprécier la douceur d’être ensemble. »

Évoquer l’art de la conversation implique le défi d’un discours ancré dans un manque: on peut en concevoir une très soutenable mélancolie.

*Chantal Thomas, L’esprit de conversation, Rivage Poche – Petite Bibliothèque Payot, 2011 (une fusée lancée au-dessus des forteresses de la solitude contemporaine… voir dossier Juillet-Août du Magazine Littéraire)

 

Illustration: Éditions Rivage Poche / Petite Bibliothèque Payot.

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Patrick Corneau