L’Argentine étant le pays du cheval par excellence, on ne plaisante pas avec le plus fidèle compagnon du gaucho… Un texte qui devrait plaire aux amis des bêtes (et parmi ces derniers, ceux qui n’aiment pas les défilés militaires à pied, à cheval…).

Jeudi

Aujourd’hui, après le petit déjeuner, discussion entre madame Verena, Dus, Jacek et moi, suscitée par mon opinion que l’homme à cheval est saugrenu, ridicule, et offense l’esthétique. Dans cette Acropole chevaline, ma thèse a retenti comme un tonnerre blasphématoire.

J’expliquai qu’un animal n’est pas fait pour porter sur lui un autre animal. Un homme sur un cheval est aussi saugrenu qu’un rat sur un coq, une poule sur un chameau, un singe sur une vache, un chien sur un buffle. L’homme à cheval est un scandale, une perturbation de l’ordre naturel, un artifice plus que choquant, quelque chose de dissonant et de laid. Ils se référèrent aux œuvres des sculpteurs célébrant le cavalier. Je leur ris au nez. Des statues! L’art a toujours rendu hommage aux conventions, presque autant que la mode. L’habitude est déterminante. Nous regardons depuis des siècles des statues équestres et des hommes à cheval, mais si on se lavait un peu les yeux et qu’on y appliquait un regard neuf, on grimacerait de dégoût, car le dos d’un cheval n’est pas une place pour l’homme, pas plus que celui d’un vache.

Nous discutâmes pendant la promenade du matin et, dans le pâturage, soixante juments pur-sang tournaient vers nous leurs regards d’une douce tiédeur. Je m’en pris à l’équitation. Un délice? Un divertissement plaisant et beau? Ha, ha, ha! Sursauter sur la bête, se soulever et retomber les jambes écartées, heurtant du derrière cette croupe saillante, sentir sous soi cette bête lourdaude et stupide, si difficile à escalader, presque impossible à diriger, et dont il est si malcommode de descendre? « Galoper » sur elle à la vitesse d’une bicyclette? Ou répéter sans cesse le même cent millième saut d’obstacle, sur un animal qui n’est d’ailleurs nullement fait pour sauter? Lutter contre cette désespérante maladresse chevaline dont on ne vient jamais vraiment à bout? Mais ces délices apparentes ne sont que pur atavisme! Autrefois le cheval était réellement utile, il donnait à l’homme de la hauteur; du dos d’un cheval, un homme dominait les autres. Le cheval, c’était la richesse, la force, l’orgueil du cavalier. De ces temps antédiluviens il vous est resté le culte de l’équitation et l’adoration d’un quadrupède qui a fait son temps. Vous répétez automatiquement l’enthousiasme de vos aïeux et vous vous cognez le postérieur pour honorer un mythe! Ce monstrueux sacrilège résonnait farouchement d’un bout à l’autre de l’horizon. Tout pâle, le maître et serviteur de soixante juments de race me regardait…

Witold Gombrowicz, Journal Tome 1, 1953-1958, traduit du Polonais par Dominique Autrand, Christophe Jezewski et Allan Kosko, édition Gallimard, coll. Folio n° 2767, 1995.

Illustration: anonyme.

  1. Rodrigue says:

    On apprend vite, et parfois à ses dépends, à respecter le cheval sur lequel on monte…L’animal vous en apprend sur vous-mêmes souvent d’une façon bien imprévue. C’est une école de modestie, de maîtrise de soi. Car voici le paradoxe: séduire et faire gentiement obéir une bête qui, avec ses deux cents kilos de muscles pourrait si, elle le désirait vraiment vous tuer facilement. De véritables amitiés se forment entre chevaux et hommes.

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Patrick Corneau