« L’on voit parfois, dans un train ou une salle d’attente, un visage humain. Qu’y a-t-il en lui de différent? Là encore, il nous faudra parler par défaut, dire ce que ses traits ne trahissent point. Les yeux n’expriment ni méfiance ni requête. Ils ne sont ni distraits ni fureteurs. S’ils ne cèdent à aucun moment à l’absence, jamais ils ne se montrent tout à fait présents. De tels visages, que l’on découvre sans peine dans les tableaux des maîtres anciens, semblent de nos jours scellés par une invincible mélancolie. Pourtant, dans le train ou la salle d’attente, ils comblent l’âme de joie, d’un sentiment de vie plus intense, précisément. Aucun mot ne sera prononcé, mais le pur éclair du sourire est une fugue vers un lieu serein, vul­nérable au point d’être inaccessible. On parle, pour aller vite, de « regard éveillé ». Ce sont en réalité des yeux héroïques. Ils ont vu la beauté et ne s’en sont pas détournés. Ils ont reconnu sa perte sur la terre et par mérite l’ont acquise en esprit. Même la photographie ne saurait détruire entière­ment de tels visages, de plus en plus rares, il est vrai. » Cristina Campo, Les Impardonnables (p. 115), traduit de l’italien par Francine de Martinoir, Jean-Baptiste Para et Gérard Macé, L’Arpenteur – Gallimard, 1992.

Sur Cristina Campo, celle qui ne pouvait « être rangée ni parmi les écrivaines, ni parmi les écrivains » selon Guido Ceronetti et à qui l’on doit d’avoir, au bord de l’ineffable, fait tinter la note de cristal de la « sprezzatura » (toute concentrée dans cette phrase: « La lésion du sens esthétique ne peut pas, à la longue, ne pas blesser le sens moral ») cette note biographique des Editions Arfuyen.

Illustrations: Deux visages pleins de « sprezzatura » (photographie d’origine inconnue d’une inconnue dans le métro / photographie de Franco Salmoiraghi).

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Patrick Corneau