Dans le très beau volume de la Pléiade consacré aux écrits « définitifs » de Milan Kundera, je trouve ce texte singulier où l’écrivain-mélomane essaie de comprendre la fascination qu’exerça sur lui la musique de Yannis Xenakis lorsqu’il la découvrit peu de temps après l’invasion russe en Tchécoslovaquie. Cette œuvre qui le réconcilia avec « l’inéluctabilité de la finitude » est l’occasion d’une brillante réflexion sur la signification de la musique: le rapport ambiguë qu’elle entretient avec la sentimentalité, et de manière générale la violence que nous pousse à exercer la place accordée aux sentiments:
« À propos des sentiments justifiant la cruauté humaine, je me rappelle une réflexion de Carl Gustav Jung. Dans son analyse d’Ulysse, il appelle James Joyce ‘le prophète de l’insensibilité’: ‘Nous possédons, écrit-il, quelques points d’appui pour comprendre que notre duperie sentimentale a pris des proportions vraiment inconvenantes. Pensons au rôle réellement catastrophique des sentiments populaires en temps de guerre […]. La sentimentalité est une superstructure de la brutalité. Je suis persuadé que nous sommes prisonniers […] de la sentimentalité et que, par suite, nous devons trouver parfaitement admissible que survienne dans notre civilisation un prophète de l’insensibilité compensatrice.’
Bien que ‘prophète de l’insensibilité’, James Joyce pouvait rester un romancier. Je pense même qu’il aurait pu trouver dans l’histoire du roman les prédécesseurs de sa ‘prophétie’. Le roman en tant que catégorie esthétique n’est pas nécessairement lié à la conception sentimentale de l’homme. La musique, en revanche, ne peut échapper à cette conception-là.
Un Stravinski a beau récuser la musique comme expression des sentiments, l’auditeur naïf ne sait pas la comprendre autrement. C’est la malédiction de la musique, c’est son côté bête. Il suffit qu’un violoniste joue les trois premières longues notes d’un largo pour qu’un auditeur sensible soupire: ‘Ah, que c’est beau!’ Dans ces trois premières notes qui ont provoqué l’émotion, il n’y a rien, aucune invention, aucune création, rien du tout: la plus ridicule ‘duperie sentimentale’. Mais personne n’est à l’abri de cette perception de la musique, de ce soupir niais qu’elle suscite.
La musique européenne est fondée sur le son artificiel d’une note et d’une gamme; ainsi se trouve-t-elle à l’opposé de la sonorité objective du monde. Depuis sa naissance, elle est liée, par une convention insurmontable, au besoin d’exprimer une subjectivité. Elle s’oppose à la sonorité brute du monde extérieur comme l’âme sensible s’oppose à l’insensibilité de l’univers.
Mais le moment peut venir (dans la vie d’un homme ou dans celle d’une civilisation) où la sentimentalité (considérée jusqu’alors comme une force qui rend l’homme plus humain et pallie la froideur de sa raison) est dévoilée d’emblée comme la ‘superstructure de la brutalité’, toujours présente dans la haine, dans la vengeance, dans l’enthousiasme des victoires sanglantes. C’est alors que la musique m’est apparue comme le bruit assourdissant des émotions, tandis que le monde de bruits dans les compositions de Xenakis est devenu beauté; la beauté lavée de la saleté affective, dépourvue de la barbarie sentimentale. »
Milan Kundera, « Le refus intégral de l »héritage ou Iannis Xenakis » in Une rencontre, Gallimard, 2009.
Illustration: photographie de Yannis Xenakis – origine inconnue.
Merci, Lorgnon, pour ce texte vraiment très éclairant aux multiples ramifications. D’autant plus que je vis ces jours-ci, prise, comme je le dis « entre le marteau (piqueur) et l’enclume » pour cause de gros travaux dans ma rue. Je m’en vais de ce pas écouter Xénakis. Excellente journée à vous.
Et si la vision de sa propre mort vous délivrait partiellement de cette sentimentalité oiseuse?
Oui, cette chose qu’il est tellement coupable de regarder, comme disait Katherine Mansfield, car on peut toujours craindre que ce ne soit elle qui nous regarde…