« J’ai eu autrefois, dans un collège à la Dickens, un incroyable professeur, philosophe de spécialité et ivrogne de vocation. Il ressemblait à Karl Marx; il avait une grosse barbe, un petit nez rouge et des lunettes en or. Il faisait la classe en jaquette, en galoches et en chapeau melon. C’était lui qui sonnait la cloche. A la fin de la classe de troisième, qui était celle du cours de morale, il faisait une leçon spéciale, par une espèce de scrupule de conscience, pour démolir tout son enseignement de l’année. ‘Je ne voudrais pas, disait-il, messieurs, vous lâcher dans la vie sans bien vous mettre en garde contre les leçons du programme officiel. Toi, l’idiot, va te mettre au piquet au lieu de parler avec Choulayre, qui est encore plus abruti que toi, et remets ce lézard dans ta poche, tu t’amuseras en récréation. Si vous vous conformez à mes enseignements, vous serez bons, géné­reux, candides et ridicules; vous serez exploités par tout le monde; vous arriverez les derniers partout’. Suivait une longue exhortation à nous montrer féroces, injustes, tyranniques, cupides, menteurs et déloyaux si nous voulions faire quelque chose. Il nous laissait libres du choix. Avec un fort accent de Toulouse.
Il enseignait par scrupule de conscience que le vice est récompensé.
Le pauvre homme est mort d’ivrognerie au milieu d’un cours de morale. »
Alexandre Vialatte cité par Ferny Besson dans Alexandre Vialatte, ou la complainte d’un enfant frivole, éditions JC Lattès, 1981

Illustration: Portrait d’un homme barbu, Pablo Picasso, 1920.

  1. Breuning Liliane says:

    Délectable texte de Vialatte et surprenant Picasso. Merci, cher Lorgnon et bonne vacance où que vous alliez…

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Patrick Corneau