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Au pied de la lettre (verticalités de la littérature)

 Il y a une conception littéraire du monde et une connaissance du monde par la littérature qui offrent certaines affinités avec le voyage.
Comme ce dernier, la littérature est cet espace rare où le sens se dévêt de cette univocité qu’on lui voit dans les échanges pratiques et nécessaires de la vie quotidienne (et a fortiori professionnelle), et recouvre la structure complexe, polyphonique, contradictoire, stratifiée, qui lui est consubstantielle. Comme avec l’expérience de l’exotisme (au sens bien compris du terme) l’appartenance se défait. Le sens plat du monde – auquel correspond un moi solidifié, stéréotypé, sûr de ses courtes certitudes – reçoit un ébranlement. Un détachement s’opère par rapport au sens que le régime littéraire, comme le déracinement du voyage, est capable de tenir à distance, de ne pas s’attribuer, de ne pas assumer pour soi-même. De même que le voyageur n’assimile totalement ce qu’il voit, ce qu’il vit, ni l’auteur, ni le lecteur n’adhèrent tout à fait à ce qui est écrit, à ce qui est lu. La mise à distance, physique et culturelle pour le voyage, échoit presque exclusivement à ce qu’on a appelé globalement la fiction en littérature et à la métaphore en poésie; héritières des religions, du mythe, des légendes, c’est par leur biais que pénètre tout ce qui implique une croyance-non croyance, un tremblement du sens, un jeu au sein de la personne et de la signification. Toute latitude est donnée au sens de s’ébattre.

Cette “conception littéraire du monde” est en voie d’extinction rapide parmi nous. C’est l’immense mérite de Pascal Quignard dans son livre essentiel et magnifique, Rhétorique spéculative, d’avoir retracé, parallèlement à la tradition philosophique, et contre elle, la tradition proprement littéraire comme instrument rival de connaissance et de réflexion. Il définit cette tradition lettrée comme “celle où la lettre du langage est prise à la littera”. Il ne faut pas comprendre cet “à la littera” par à la lettre, où pire encore par au pied de la lettre. Car, la faute originelle, si je puis dire, c’est justement d’avoir laissé la lettre vouloir dire exactement, rigoureusement, sans le moindre tremblement de sens. C’est lorsque la correspondance des mots et des choses est la plus forte que la pensée est la plus faible**. Là nous avons commencé à nous fourvoyer. Nous avons indûment surestimé la lettre. Celle-ci n’est qu’un signe, une convention, certes, mais elle est aussi et surtout un instrument hautement sophistiqué de mise à distance et de suspension du jugement. D’avoir oublié cette évidence, l’homme en a fait la source de son souci, de son intransigeance dogmatique, de son fanatisme identitaire (l’idéologie du “C’est ainsi”), en un mot: de son malheur.

*Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Calmann-Lévy, 1995, p. 20-21.
**Peter Handke dit quelque part que « si quelqu’un ‘maîtrise’ la langue (la langue allemande par exemple), il ne peut pas y avoir beaucoup de vie dans son livre, dans ses livres. La langue doit vivre! Vivre et laisser vivre. Et rythmer. Et laisser passer de l’air. »

Illustration: « Eating letters », photographie de Juan Manuel McGrath Reyes

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Patrick Corneau