Parmi les nombreuses figurines qui font le charme des crèches provençales, me plaît tout particulièrement le santon que l’on appelle lou ravi. Le ravi c’est l’idiot du village qui n’a rien à offrir, mais qui est touché par la grâce de l’évènement. Présenté les bras en l’air, il a ce geste de ravissement que l’on a en Provence quand on est réjoui ou étonné. Qui est-il? Un passant, un badaud, quelqu’un qui passait par là et tombe en arrêt devant ce qui se passe. Il n’est pas dans le coup, c’est un incroyant qui s’étonne qu’il y ait des croyants. Des croyants qui veillent parce qu’ils croient qu’un Sauveur vient de naître cette nuit-là, qui fêtent l’avènement de quelque chose qui n’existait pas sur terre. L’incroyant, lui, a « les pieds sur terre », il n’a d’attention que pour ce qui est terrestre: le boire, le manger, les plaisirs mais aussi la laideur, les guerres, le quotidien qu’il faut gagner à la sueur de son front, les enfants à élever, etc. Le croyant pense qu’il peut y avoir autre chose que cela. L’incroyant qui ne fait que passer, s’arrête et regarde le croyant qui, lui, croit qu’il se passe autre chose.
Devant la crèche nous sommes tous des incroyants, nous regardons en passant ce qui se passe en cette scène de Noël. Subitement, on s’arrête et on regarde. Qui parmi nous, s’arrête trente seconde comme lou ravi pour regarder, observer, faire attention à ce qui nous entoure? Cet enfant qui écarquille les yeux vers une vitrine, ce vieillard qui essuie une larme sous sa paupière, cette feuille esseulée au faîte de l’arbre qui s’agite dans le vent… S’arrêter pour entendre battre le cœur du monde, c’est cela avoir les pieds sur terre. Seule l’immobilité permet d’accéder au réel. Réel que l’on ne connaissait pas du tout: le singulier, l’inouï, le non classifiable, le non formalisable, le non généralisable. Réel que l’on confondait avec le concret, celui de notre emploi du temps, de la fuite éperdue de notre propre durée, égarée dans les détails d’une vie que l’on cherche à gagner en la perdant… Comme lou ravi nous levons les bras au ciel, l’immobilité nous fait lever les bras au ciel et nous béons d’étonnement. Car nous n’en croyons pas nos yeux: dès lors que nous ne bougeons plus, que nous ne courons plus, le monde est différent, nous le voyons différemment des autres. Nous rendons au réel l’attention que nous lui avions dérobé. L’attention en brisant la « coquille » de l’existence personnelle nous fait accepter et consentir à celle des autres. Alors nous comprenons tout à coup pourquoi les croyants s’arrêtent, comme Paul s’est arrêté sur le chemin de Damas. Une sorte de grâce nous est donnée. La grâce d’une simplification, d’une décréation (1), prélude à ce qui pourrait être une espérance.

Un cadeau, pas « tendance », qui sera sous tous les sapins: « S’arrêter ».

 

(1) Pour reprendre un terme cher à Simone Weil dont je citerai cette phrase absolument magnifique: « Il y a quelque chose en notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à la fatigue, ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair, c’est pourquoi toute les fois qu’on fait véritablement attention, on détruit du mal en soi. »

 

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Patrick Corneau