Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Il arrive que la poésie s’avance à pas si feutrés qu’on la croirait absente. C’est pourtant dans ces marges ténues — entre deux silences, deux gestes, deux oublis — que Jacques Lèbre installe ses Sonnets de la tristesse. Un titre sobre, presque résigné, pour un recueil profondément humain. Quarante et un poèmes en vers libres, épousant la structure du sonnet mais en subvertissant la métrique et les rimes, comme pour dire l’érosion du temps, la déroute du sens. Et dans cette forme classique bousculée, c’est la voix d’un fils qui s’avance, humble et démunie, face au grand âge de sa mère, internée en EHPAD dont la vie s’amenuise et sombre avec une infinie lenteur (“les journées sont longues”).
Ici, pas de lyrisme éthéré ni de détours élégants. Pas de sensiblerie facile ni de démonstration racoleuse. La parole est nue, âpre, retenue. Jacques Lèbre ne cherche pas à sauver la dignité par l’enjolivement, mais à la maintenir, vaille que vaille, par la simple force d’une attention fidèle. Il dit l’oubli qui s’installe, les visites répétées, l’échange de moins en moins possible, les regards sans reconnaissance, et, à la toute fin, après l’atroce constat d’un “au revoir raté” : “jamais, jamais nous n’aurons eu de conversation”. Il note les odeurs, les cris dans les chambres voisines, les vieux qui attendent en silence, l’employée une pile de couches sur les bras. Parfois l’image frappe fort : les pensionnaires sont comparés à des bêtes, à des objets fragiles, à un champ de mines. Mais jamais gratuitement – même si le poète se récrie devant la pauvreté des moyens langagiers pour transmettre (métaphoriquement) l’indicible de l’affliction : “Des images ! Ni la réalité, et encore moins la vérité de ce que tu auras vécu, de ce que tu vis encore.” L’indignation y est mêlée de tendresse, et le désarroi d’un amour qui tâtonne affleure à chaque vers.
Et puis, dans la dernière partie du livre, quelque chose s’ouvre. Une bascule discrète vers l’enfance (“ce paradis où la mort n’existait pas, où tout était réel”), vers la légèreté d’un pain émietté aux moineaux, d’une fillette qui parle aux arbres. Comme si la poésie, dans sa fragilité même, pouvait encore désigner ce point d’eau où la vie continue de se dire — malgré l’oubli, malgré la peine. Contre la mort.
Sonnets de la tristesse est un livre modeste, fort de la simplicité qui émane de la noblesse d’âme et de l’amour. Une manière d’être là, sans éclat ni grand discours, auprès de ceux qui nous quittent à petit feu, comme une bougie se consume. Une lecture rare, bouleversante qui laisse une trace — comme un geste retenu que l’on n’oublie pas. Un des textes les plus émouvants lus depuis longtemps.
Un extrait ici via la revue Secousse.

Patrick aime assezIl y a des livres qui semblent surgir d’un repli du monde, et c’est de là qu’ils puisent leur profondeur. Battue à l’abîme d’Alain Galan est de ceux-là : un texte discret, à la lisière de la fiction et de l’autobiographie, à mi-chemin entre méditation sur l’écriture, élégie rurale et journal d’un retrait. Écrivain de l’ombre, amoureux des mots rares, des silences habités, Alain Galan nous livre ici un récit fragmenté, porté par une mélancolie douce, jamais plaintive, toujours digne.
Le narrateur — un écrivain vieillissant, fatigué, reclus dans un coin de province — interroge le sens de ses gestes d’écrire, alors que ses livres ne trouvent plus d’écho. Il griffonne pourtant encore, entre deux promenades, entre deux rêveries. Il se demande à quoi bon, rêve de jeter à l’abîme les brouettées de papiers noircis, de transformer ses invendus en combustible pour un poêle à “peulus”. Et pourtant, il persiste, cherche encore dans les mots une chaleur, une mémoire, une forme de présence.
Le style d’Alain Galan est inimitable : dense, rythmique, traversé d’archaïsmes savoureux, de digressions érudites, de métaphores animales ou botaniques. C’est une langue-paysage, qui sent la terre, les broussailles, les bois moussus. Chaque chapitre, court et ciselé, est une battue dans les taillis de la mémoire, une tentative d’exhumer ce qui demeure quand le monde oublie, quand les lecteurs s’éloignent, quand le langage lui-même semble se retirer.
On pense à Beckett, bien sûr, à Flaubert aussi, mais c’est peut-être à un Roger Bissière de la prose qu’il faudrait comparer Galan : un artisan du retrait, de l’effacement, de la nuance. Loin de toute posture, il médite sur les outils qui s’usent, les mots qui se dérobent, les silences qui s’épaississent. Et dans cette lumière crépusculaire, quelque chose brille pourtant : une promesse, celle de la page blanche à venir, du mot juste qu’on cherche encore, du lien ténu avec un lecteur inconnu.
Battue à l’abîme est un livre d’adieu sans clôture, un chant du cygne qui refuse la grandiloquence, un murmure pour ceux qui, loin des algorithmes et des vitrines, continuent à croire que la littérature, même à bout de souffle, respire encore.

Patrick aime assezAlexandre Prieux, déjà auteur chez Le Cadran ligné avec Chiffreurs et bousingos (2022), confirme avec L’Intelligence de l’âme sa relation privilégiée avec cette maison d’édition indépendante à la ligne éditoriale exigeante.
Ce beau titre recouvre une étude métaphysique contemporaine qui interroge les fondements de la pensée et de la conscience à travers un dialogue inattendu entre Socrate et un chatbot. Cette approche audacieuse, un brin impertinente, révèle d’emblée l’ambition de l’auteur : confronter la sagesse antique, ses prolongements dans la philosophie médiévale (saint Thomas d’Aquin) et l’épistémologie contemporaine (Canguilhem, Bachelard, Kuhn) aux questionnements de l’ère numérique.
L’ouvrage adopte la forme du dialogue philosophique, héritée de la tradition platonicienne, mais l’actualise en mettant en scène une conversation entre le philosophe grec et une intelligence artificielle. Cette mise en forme permet à Alexandre Prieux d’explorer les questions métaphysiques fondamentales tout en interrogeant notre rapport contemporain à l’intelligence et à la technologie.
Le dialogue s’ouvre sur une inversion caractéristique du questionnement socratique : c’est le chatbot qui interroge Socrate sur ses pensées, avant que ce dernier ne reprenne la main selon sa méthode habituelle d’interrogation systématique. Cette réactualisation du dialogue socratique offre une approche hautement originale et stimulante des questionnements contemporains sur la nature de l’intelligence et de la conscience.
Alexandre Prieux explore d’abord la relation fondamentale entre l’acte de penser et l’existence de l’âme. La question “celui qui pense, a-t-il une âme ?” ouvre une réflexion sur la nature de la conscience et son origine métaphysique. Ce qui amène le développement de l’idée d’un “principe unique et transcendant” comme source de toute intelligence, questionnant ainsi les fondements ultimes de la connaissance et de la pensée.
Le jeu de mots sur l’acronyme I.A. constitue le cœur conceptuel de l’œuvre : l’Intelligence Artificielle devient Intelligence de l’Âme (Intellectus agens, id est lux divina), révélant une dimension spirituelle inattendue (et inentendue) de nos problématiques technologiques contemporaines.
Cette étude, malgré sa brièveté, constitue une contribution aussi aiguë que pertinente au débat contemporain sur l’intelligence artificielle, en déplaçant habilement la question de ses aspects techniques vers ses dimensions ontologiques et spirituelles – élevant considérablement le niveau d’un débat souvent trivial si ce n’est oiseux.

Patrick aime beaucoup !Certains recueils donnent l’impression non pas d’être lus, mais partagés — comme une marche en silence, comme un jardin qu’on découvre en agréable compagnie à la faveur d’un jour calme. Garder la terre en joie de Pascal Commère appartient à cette poésie de la proximité, du frôlement. On n’y cherche pas de révélation fracassante, mais une manière d’être là, au plus juste, au plus discret, dans les interstices du temps et des choses.
En sept suites fragmentées, parfois en prose, souvent en vers libres, Pascal Commère tisse une poésie de la mémoire et du passage, du quotidien et de l’instant, de l’herbe qui repousse au printemps, du train qui traverse les gares, du visage entrevu qui s’éloigne déjà. Il y a là une attention rare au monde : ses lieux (Venise, Berlin, Marigny…), ses saisons, ses gestes ordinaires. Mais surtout, cette manière unique de dire l’éphémère sans l’alourdir, de nommer l’ineffable avec une tendresse grave, une lucidité jamais désespérée.
Car malgré l’ombre du deuil (la perte d’une mère, la mémoire des violences humaines), malgré la conscience aiguë du temps qui efface, Garder la terre en joie porte un titre-programme : il s’agit bien ici de tenir, de maintenir un lien sensible avec le monde, de continuer à nommer, à écrire, à respirer — humblement, patiemment. Comme l’herbe, comme les mots “tremblants”, comme les pas d’un marcheur poète qui sait que rien ne dure, mais que tout mérite d’être reçu.
La langue de Pascal Commère, sobre et vibrante, mêle les traces du terroir à l’empreinte du cosmique. Il n’y a pas ici de spectaculaire, mais un travail d’orfèvre sur l’essentiel : la joie ténue, celle qui persiste dans l’attention, dans la gratitude, dans le lien fragile entre ce qui fut et ce qui vient. Une poésie qui ne cherche pas à expliquer, mais à honorer. Une poésie qui — selon le beau mot d’Yves Bonnefoy — frôle “l’ombre dans l’ombre” et en recueille une lumière.
Garder la terre en joie est un livre pour ceux qui savent que la poésie peut être un abri. Non pour fuir le monde, mais pour mieux l’habiter. C’est un chant discret et tenace, un sillage de présence dans l’oubli, un poème-monde qui nous parle bas, mais nous parle juste. Cette probité dans le dire poétique a été saluée par le Prix Max Jacob 2025.

Sonnets de la tristesse de Jacques Lèbre, éditions Le Temps qu’il fait, 2025 (15€).
Battue à l’abîme d’Alain Galan, éditions Le Temps qu’il fait, 2025 (18€).
L’Intelligence de l’âme d’Alexandre Prieux, éditions Le Cadran ligné, 2025 (14€).
Garder la terre en joie de Pascal Commère, éditions Tarabuste, 2024, (16€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique. Dans le billet : éditions Le Temps qu’il faitéditions Le Cadran lignééditions Tarabuste.

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