Sortir des forêts, le titre des “histoires” que nous propose Pascal Commère est plutôt une invitation à y entrer. Et de belle manière, moins pour nous parler du milieu naturel lui-même que par l’évocation de ceux qui y vivent, travaillent, l’exploitent, s’y usent et parfois y meurent. Ainsi allons-nous à la rencontre d’un bûcheron, scieur de long, ouvrier de scierie qui, avec ses mots simples et rugueux comme la matière ligneuse qu’il affronte, nous dit le travail des jours, s’attachant aux tâches elles-mêmes tout autant qu’à ce qui les environnent, bruits, odeurs reçues de la terre, des éléments, des météores.
Comment parler arbres, herbes, pierres et vent, ciel, nuages ? Rapporter ce qu’en savent les taiseux imprégnés du silence de la forêt comme Gérard, l’ami, le copain forestier ? Recueillir leur “rattachement à l’univers du vivant”, c’est une gageure donc un véritable projet qui émerge un soir de la saint Sylvestre quand l’auteur doit faire face à une question embarrassante de la part d’un invité : “Vous avez bien quelque chose en cours ?”. Alors est venu ce livre, fruit d’une longue connivence avec les humbles vies humaines ou animales, les existences perdues attachées à la terre bourguignonne que la mémoire de Pascal Commère a enregistrées depuis l’enfance ou rencontrées au fil des circonstances ou des commandes. Et l’écriture, son émergence – plutôt qu’un choix, un besoin, une compulsion, un travail “risqué” dont l’auteur parle admirablement en le comparant à la conduite sur route verglacée : « … ce qui restera, à mes yeux, une aventure. J’ose le mot. Une totale aventure, dont chaque étape de la progression, j’y arrive, découle de la précédente. Sans compter que cette façon d’avancer dit assez les difficultés rencontrées sur le terrain. Qu’il s’agisse de ramper ou de laisser dériver ma petite Fiesta sur la neige gelée. Le moindre à-coup dans la conduite et c’est le fossé.
Néanmoins, je persiste. Multipliant le geste premier au fil des lignes et du temps inlassablement, apprivoisant les tournures auxquelles un tel geste nous soumet. Quand ce ne serait pas les manies. Plus sérieusement, les règles. Cette façon d’accueillir dans le texte ce qui arrive, de recycler ce qui est. Sans rien ajouter aux risques prévisibles de quitter la route à tout bout de champ. »
Des sorties de route, il y en a peu chez Pascal Commère. Peut-être parfois quand le moteur de la virtuosité s’emballe ou parce qu’il est impossible de juguler l’afflux des impressions, des réminiscences pour décrire le trouble provoqué par certain cri, plainte brisant le silence de la campagne comme dans “Un été de taureaux – I” : une phrase se déployant sur presque quarante lignes pour épuiser les contours d’un son et ses résonances intérieures…
Toujours est-il qu’ici les mots agglutinés dans le remâchement de l’écriture ou décantés pour la justesse du trait selon l’impérissable leçon de Jean de La Fontaine (beau texte d’hommage avec “Le Maître des Forêts”), nous donnent toute la mesure de l’immense talent de Pascal Commère. Je connais peu d’auteurs à l’ouïe si fine et à la plume aussi déliée pour décrire les bruits furtifs, incongrus, dérangeants, mystérieux que le silence des campagnes laisse échapper au promeneur en symbiose attentive avec la nature. Grand connaisseur des chevaux, je retiens chez lui un bestiaire qui, par la vigueur du trait, n’a rien à envier au fabuliste : taureaux ombrageux, lièvres joueurs et biches mangeuses de choux de Bruxelles…
Pascal Commère est un arpenteur des marges et un passeur de mondes. Ne l’intéresse que ce qui se passe en marge, en lisière, là où deux univers s’entremêlent, se jaugent ; où vivent, agissent ceux qui sont à l’écart. Les gens de peu, ceux qu’on ne voit pas, qui ne se laissent pas approcher frontalement mais apprivoiser par la co-présence muette, la connivence des amitiés d’enfance, la confiance issue d’un accord tacite, gagé sur l’appartenance à une terre, un village et à ces forêt où – “fût-on bien né” – on revient toujours pour retrouver “cette vieille odeur d’humus qui de si loin remonte”.
De Jean-Jacques Salgon j’avais lu une très agréable déambulation-dérive à, et autour de La Rochelle : Les sources du Nil, Chroniques rochelaises publiée chez L’Escampette en 2005. Scientifique de formation, Jean-Jacques Salgon a enseigné la physique et séjourné en Algérie, en Côte d’Ivoire, à Paris et effectué de nombreux voyages. Vivant désormais entre Nîmes et son Ardèche natale, il nous propose avec Le promeneur attentif de pittoresques et très patrimoniales promenades dans cette région riche en histoire. Les déambulations de ce piéton nîmois l’entraînent bien sûr dans l’Antiquité dont la cité romaine montre de nombreux restes fascinants qu’il déchiffre pour nous. Les vestiges imposants, comme les traces les plus ténues le retiennent telle une promesse, telle “la présence vivante d’un héritage”. D’abord avec Vérédème, ce saint, mort il y a exactement 1300 ans, venu de Grèce, pour s’établir comme moine-pèlerin au pied des Alpilles et dont nous suivons le cheminement. L’enquête bientôt se fait quête, pour celui qui ne se contente pas de traquer, dans le beau livre d’images de ce “paysage humanisé”, le passage de l’eau dans un ancien aqueduc désormais en pointillés. Davantage que des sites remarquables, ce sont des brèches dans le temps qu’en guide scrupuleux Jean-Jacques Salgon nous indique. Lui-même en proie au questionnement que lui renvoie son propre projet : « Mais
qu’ai-je ainsi à vouloir mettre toujours mes pas dans les pas d’un autre ? Je m’interroge. Je le fais dans l’espoir de parvenir à recueillir quelques traces d’un passé qui me viendrait en soutien, comme si le présent ne me suffisait pas, comme s’il fallait que le passé vienne combler un réel défaillant, un trop peu de réalité. S’il y a désormais un homme augmenté, je serai plutôt un homme retranché et pour tout dire divisé.
Et dans cette division intérieure niche un secret qui est hors du temps et me porte et m’anime. »
C’est un plaisir d’accompagner ce promeneur attentif dans la découverte des vestiges où vit encore la présence vivante d’un héritage, d’un souvenir (Apollinaire), d’une émouvante persistance. D’autant que nourrissant l’acuité d’un regard aux aguets, l’érudition historico-architecturale de Jean-Jacques Salgon n’est jamais pesante : il y mêle la fantaisie de l’imagination et l’humour de la formulation, ainsi que la tendre nostalgie d’un retour vers l’enfance.
Proust, encore, toujours et plus que jamais ! La bibliographie des études proustiennes est faramineuse, en évolution métastatique constante – impossible à suivre… Mais dans le flot des contributions, il y a des pierres blanches : Les Sens cachés de la Recherche d’Alberto Beretta Anguissola en est une.
D’abord il faut saluer les responsables de la collection Classiques Jaunes Essais des éditions Classiques Garnier d’avoir pris l’initiative de faire traduire par d’excellents traducteurs (Christèle Arnault, Maxence Lureau et Gilles Scheurer) cette somme qui regroupe quelques 40 années de recherches sur Marcel Proust d’Alberto Beretta Anguissola. Spécialiste de littérature française, le florentin Alberto Beretta Anguissola a publié l’essai Proust inattuale (Bulzoni, 1976) et rédigé le commentaire critique d’une traduction italienne de la Recherche. Il a aussi travaillé sur Racine, Prévost, Laclos, les voyages imaginaires des XVIIe et XVIIIe siècles et les romans d’apprentissage.
Pourquoi ce livre est-il remarquable ? D’abord parce que Anguissola s’il est un érudit, est aussi un journaliste culturel et qu’il sait nous dire des choses extrêmement subtiles, longuement ruminées et vérifiées dans un langage parfaitement accessible à un public cultivé. Sa méthode est clairement exposée en page 240 : « Depuis 1913, les meilleurs critiques et intellectuels du monde entier se mesurent avec ce texte (la Recherche), lui appliquant les catégories herméneutiques les plus intelligentes, et parfois sophistiquées et innovantes. On pourrait donc penser que, à moins d’inventer des techniques interprétatives encore plus révolutionnaires, il est impossible de trouver quelque chose de nouveau à dire ou à écrire. Mais il n’en n’est pas ainsi. L’expérience montre que, pour faire des découvertes critiques importantes, il suffit tout simplement d’avoir la patience et la passion nécessaires pour aller en bibliothèque et passer quelques heures à lire, par exemple, un livre que certainement aujourd’hui, sans ce stimulant, plus personne ne lirait, tel que Le Secret du Roi du duc de Broglie. » Autrement dit, c’est en explorant patiemment ce que Proust n’a pas écrit (explicitement) mais donne du sens à ce qu’il a écrit, c’est en creusant le cryptotexte que l’on éclaire le phénotexte. Celui-ci révèle alors ses couleurs, déploie sa richesse sémantique, devient véritablement savoureux. C’est par des “micro-lectures” mettant en jeu des “micro-interprétations” de chaînes associatives culminant dans un mot, une référence, une allusion que sont levées certaines énigmes ou contradictions du texte proustien. Par des “déplacements” qui s’appellent les uns les autres et que le chercheur traque, se dévoilent, se déchiffrent certaines des plus belles intuitions proustiennes sur le temps et sur la mémoire. Anguissola montre que les allusions plus ou moins secrètes que Proust égraine dans la Recherche ne sont pas des décorations ornementales ajoutées ; nullement superflues, elles sont, au contraire, les piliers en béton armé qui soutiennent l’édifice narratif ; elles recouvrent une fonction structurelle, elles forment le squelette qui soutient le corps du texte. Que l’on ne s’imagine pas, dit Anguissola, « que creuser à l’intérieur d’une référence ou que découvrir une “clé” n’est autre que cancanière et, au fond, stérile curiosité à la Sainte-Beuve. » La curiosité anecdotique se portant sur un modeste “détail” devient analyse des lois de fabrication du roman. Dans Sésame et le lys, John Ruskin constatait que les grands écrivains ne révèlent pas entièrement les significations de leurs œuvres, mais qu’ils en cachent les aspects les plus importants. Marcel Proust a bien appris cette leçon : au-dessous du texte visible, il nous fait subrepticement entrevoir un texte souterrain qui ne peut être atteint que grâce à des recherches dévoilant des références à des personnages historiques ou contemporains, aux œuvres littéraires, artistiques ou musicales. Alberto Beretta Anguissola jette de la lumière sur cette nuit savamment et secrètement composée qu’une lecture de surface risque de laisser chez un lecteur qui, certes admire Proust, mais n’en a qu’une connaissance stéréotypée, se contentant des clichés appris à l’école, à l’université ou dans les journaux (mémoires involontaires, “nouvelle” vision du temps narratif, multiplicité des moi, séparation entre le moi qui vit et le moi qui écrit, relativisme gnoséologique et moral, etc.). Malicieusement Anguissola ajoute que beaucoup « aiment la Recherche par ouï-dire, et parfois je me demande s’ils continueraient à l’aimer après l’avoir lue en entier ».
C’est dire le caractère novateur et presque provocateur de cet incontournable ouvrage d’un chercheur-passeur qui, en conclusion de sa préface, nous offre ce très incitatif “credo” proustien : « Aujourd’hui ce que je relis plus volontiers dans la Recherche, ce sont les grandes soirées mondaines où une conversation pétillante domine, comme dans une pièce de théâtre, et où les bornes entre roman et comédie sont si vagues. J’aime le côté Mille et une nuits : les péripéties romanesques et invraisemblables de Morel, de Charlus et du prince de Guermantes dans les maisons de rendez-vous normandes, les rencontres surprenantes et burlesques dans le bordel pour homosexuels à Paris pendant la guerre. J’aime tout ce qui me fait rire et sourire, tout ce qui répand une lumière douce et brillante sur les personnes et les choses. J’aime ce triomphe intarissable d’une intelligence puissante, jamais banale, toujours inattendue. J’aime tout ce qui m’aide à oublier pour quelque temps la misère et la médiocrité de ma vie quotidienne, j’aime cette joie profonde et calme qui accompagne – comme une basse continue, ou en contrepoint – même les récits les plus douloureux. Et, si vous me permettez d’être sincère, je ne fais plus aucun cas des millions de pages qui depuis cent ans ont été écrites sur l’idée proustienne du Temps. »
Sortir des forêts – Histoires de Pascal Commère, éditions Le Temps qu’il fait, 2025 (20€).
Le promeneur attentif, Nîmes & alentour de Jean-Jacques Salgon, éditions Le Temps qu’il fait, 2025 (20€).
Les sens cachés de la Recherche d’Alberto Beretta Anguissola, Coll. Classiques Jaunes Essais, éditions Classiques Garnier, 2024 (15€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographies de Pascal Commère, Jean-Jacques Salgon et Alberto Beretta Anguissola – dans le billet : éditions Le Temps qu’il fait – éditions Classiques Garnier.
Vous n’auriez jamais lu ce livre si vous n’aviez connu l’auteur !