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Dévoilement du Messie : un non-conte de Noël

Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Demain soir nous allons fêter la naissance de Jésus, le Messie chrétien. Il n’est peut-être pas inutile pour les chrétiens (de religion et/ou de culture) de s’intéresser à l’identité du Messie juif, question qui ouvre directement sur la nature de ce que nous appelons Dieu, comme sur celle de ce que nous appelons l’homme – l’une et l’autre convergeant vers la réparation de la séparation primordiale qu’est la création. Notre guide est Pierre-Henry Salfati qui, dans un nouvel ouvrage*, éclaire le “dévoilement” de l’attente du Messie chez les juifs. 

Ce très sagace rabbin nous embarque à bord du divin véhicule de la langue hébraïque, éclairée par les commentaires et interprétations des Sages, qui forment la Torah orale. Combinaisons de lettres, valeurs numériques des mots, polysémie, étymologie… L’auteur utilise les outils traditionnels de lecture rabbinique pour ouvrir les Écritures et produire des étincelles de sens, sans jamais lâcher la main du lecteur dans un louable souci de vulgarisation.
Qui est Mashia’h (“celui qui a reçu l’onction”, en hébreu) dans la tradition talmudique ? Que nous dévoile-t-il ? 
Le Messie est celui qui détient le pouvoir de “donner leur nom aux choses”. « Il donne à chaque être le nom qui lui convient. Il révèle ainsi l’identité des choses et des êtres, il éveille l’essence. » Une capacité qu’il transmet à Adam, qui les “pérennise dans leur existence” par la nomination, la désignation. Aussi Le Messie réside-t-il à l’intérieur de chacun ; c’est pourquoi tout juif est défini par la Torah comme “fils de Dieu”. Le Messie est ce “troisième Temple” qui appelle les humains à devenir à leur tour “dispensateurs(s) de justice et Temple en soi”.
Par ailleurs, il dévoile aux yeux du monde “ce qui est caché” : « Pas un événement de la vie domestique, pas un événement du quotidien qui ne “masque” et “déguise” la présence de la puissance divine. » Sa mission a une dimension de “réparation du jardin d’Eden”, en réunissant ce qui était “jusque-là diffracté”. Dans un monde perclus par “la frustration”, “l’empêchement” et “la mort”, l’utopie messianique promet “un monde juste, équilibré, équitable, harmonieux”, qui fait passer de la “survie” à “la vie”. Cet “homme du 8ème jour” est aussi un thaumaturge de la parole : qu’il s’exprime (par le langage des oiseaux) ou se taise, il aurait la capacité de libérer l’énergie et la vie (les mots) trop souvent enkystée dans un recoin du cœur ou du corps (les maux). 

Sur fond d’histoire récente (Shoah, création de l’état d’Israël, conflit israélo-palestinien…) et d’Histoire des Hébreux, Pierre-Henry Salfati relate l’espérance et l’attente de cette figure emblématique, artisan et prince de la paix, héritier de la prophétie. Il nous entraîne évidemment en Israël, mais également, d’une façon plus surprenante, en France, terre d’élection et de dévoilement pour ce Messie à la fois imminent et improbable, familier et inconnu, initial et terminal, que le génie du judaïsme pressent depuis des millénaires. 
Il faut une grande hardiesse pour être soi, disait Eugène Delacroix. Sous ses dehors d’enquête documentaire, ce petit essai concis et intériorisé est d’une grande audace, et même bravoure intellectuelle : sur 171 pages Pierre-Henry Salfati ne mentionne ni ne fait la plus légère allusion à l’existence de Ieschoua, de Jésus… Peut-être parce qu’avant sa naissance, notée “av. J.-C.” tout allait mal ; et que maintenant, malgré Lui, rien ne va mieux… La plupart des écrivains-penseurs disent ou explorent ce qu’ils voient, Pierre-Henry Salfati, lui, éclaire l’invisible avec une dialectique mentale d’une rare finesse, disons “messianique”.

Pour illustrer la vigueur de sa pensée mais aussi sa bénéfique intempestivité à l’heure de la guerre de tous contre tous à travers réseaux et écrans, j’ai choisi cet extrait du chapitre 12 (“Mise à jour du Messie”), particulièrement éclairant sur notre exil dans “l’aléatoire de l’historique et les entrailles du non-sens” comme dit si bien François Esperet dans la préface : 
« La question de l’intégration historique du Messie fait surgir celle des “jours” qui sont censés annoncer ou manifester sa venue. (…) Quant à l’entrée dans l’ère messianique, elle aurait lieu à la fin de la cinquième heure de jour du vendredi, d’après le Ari Hakadosh, Rabbi Isaac Louria. (…) Bref, lorsque les kabbalistes se sont occupés de désigner à quelle année pouvait précisément correspondre cette cinquième heure, ils se sont livrés à un simple calcul que l’on peut résumer ainsi : chaque jour de la création correspondant à mille ans — le dimanche commence en l’an zéro, le lundi en l’an mille et donc le vendredi commence en l’an cinq mille. Ce vendredi commence par douze heures de nuit auxquelles succèdent douze heures de jour. Les douze heures de nuit correspondent donc aux cinq premiers siècles du millénaire. On en déduit que le lever du soleil correspond à l’an juif 5500. Si vingt heures correspondent à mille ans, donc une heure correspond à vingt-quatre millièmes d’années, soit approximativement 41,66 ans. Donc 5 heures de jour correspondent à peu près à 208 ans. La date de l’ère messianique calculée par Rabbi Isaac Louria à Safed et par le Gaon de Vilna correspond à l’année 5500, à laquelle on rajoute 208, ce qui donne 5708.
Or, cette année juive 5708 correspond curieusement à l’année 1948 du calendrier séculier, année de la déclaration de création de l’État d’Israël.
Que penser de ces considérations ? Si certains les considèrent fort sérieusement, d’autres les perçoivent comme totalement fumeuses. Pour les premiers, voilà de quoi tenter de réconcilier orthodoxie juive et histoire sioniste, voire d’unifier Torah et humanité.
Bien entendu, cela même ne résout rien des problèmes inhérents à l’exil. Mais le fait que, en quelques décennies, le monde s’est discrédité sur presque tout ce qui faisait sa fierté jusque-là — à savoir la pensée, la philosophie, le politique et aujourd’hui l’économie, sans oublier le religieux —, que lui reste-t-il en partage pour l’avenir immédiat ? Le technologique sûrement. Mais la technologie exponentielle, cette veille de “golémisation” totalisante du monde, même si elle change les paradigmes usuels du tout-venant, court déjà à sa fin. Ne serait-ce que parce que plus elle solutionnera de problématiques aujourd’hui confinées à des impasses, plus elle démultipliera la nécessité du salut. Ce que tente de résoudre le monde en réseau est le passage du multiple à l’unique — par exemple, les multiples informations que génère le monde peuvent être réunifiées en temps réel dans un réseau qui associe le plus d’individualités possible en “un grand récepteur” —, ce à quoi il se destine n’est autre que son antithèse : le passage de l’unique au multiple et ce de façon exponentielle. À savoir que cet “unique récepteur” que serait l’humanité, se diffracte immédiatement en blogueurs, twittos, utilisateurs de Facebook, instagrameurs — et autres avatars de ce qu’est simplement l’individu. Ce que garantit le monde en réseau est le passage de l’exil aux exils, le passage de la nécessité du salut à celui de la nécessité des saluts. À vouloir “unifier” le multiple, l’ère post-humaniste ne pourra que diffracter l’unique en surmultiple. Plus vous avez d’“amis”, moins ils sont réellement vos amis ; plus vous avez d’avis, moins ils sont réellement vos avis ; plus vous disposez d’informations, moins elles demeurent réellement informations. Plus vous êtes réel, plus il vous faut être virtuel ; plus vous êtes virtuel, plus vous êtes englouti par le réel. Plus l’homme est postmoderne et plus il “s’auto-éternise”. Or, plus il se révèle éternel, plus il précipite l’éphémère de son identité dans un partage où il n’y a plus rien à partager. Ère messianique, dites-vous ?
On aura cru qu’Apple était ce Messie annoncé, que Facebook ou Google aussi l’étaient. Philippe K. Dick posait la question de savoir si les androïdes rêvaient de moutons mécaniques, sans même s’être interrogé de savoir, déjà, si les humains rêvent de moutons biologiques ? De quel Messie rêvent les juifs ? Les orthodoxes rêvent-ils d’un Messie mécanique ! ? »

* Ancien élève de Yeshivot (universités talmudiques), Pierre-Henry Salfati enseigne la pensée juive. Il est l’auteur entre autres de Talmud, enquête dans un monde très secret (Albin Michel, 2015) et La fabuleuse histoire du juif errant (Albin Michel, 2021). Il a également réalisé de nombreux documentaires dont Jérusalem-Athènes, Golem-Golems, Martin Buber, itinéraire d’un humaniste.

Dévoilement du Messie de Pierre-Henry Salfati, préface de François Esperet, éditions Litos, 2023 (6,90 €).

Illustrations : (en médaillon et en tête de billet) dessins de Jacques Pecnard extrait de La Bible racontée à tous : le peuple de Dieu, vie de N.-S. Jésus-Christ, texte de Michel Riquet S. J., Collection : Encyclopédie en couleurs, Hachette, 1958 – dans le billet : éditions Litos.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau