Patrick Corneau

Patrick aime assez[⏱ 15 minutes] Les éditions Bartillat viennent de rééditer très opportunément dans une traduction revue et corrigée L’homme du ressentiment de Max Scheler (1874-1928), livre fondamental qui avait paru initialement chez Gallimard dans la collection « Idées » (n° 244, 1970). Empruntant à Nietzsche la notion de « ressentiment » cet essai de phénoménologie a assuré à Max Scheler sa notoriété et inspiré nombre d’ouvrages postérieurs ou contemporains qui sont des reprises ou des gloses de ses positions. C’est le cas de Cynthia Fleury qui, dans Ci-gît l’amer, s’appuie sur sa pensée et le cite abondamment (même si elle le fait de manière restrictive, sélective pour le réactualiser et le « dépasser » en vue d’une philosophie thérapeutique du care assez éloignée). 

Dès le premier paragraphe de son livre, Scheler énonce clairement ses sources et ses intentions. Il considère le ressentiment comme un apport fondamental de Nietzsche à l’étude de la genèse des valeurs. Mais il se propose d’en démontrer la fausseté pour caractériser « la morale et notamment l’amour chrétiens que [Nietzsche] tenait pour la ‘fine fleur du ressentiment ». Scheler, pourtant disciple de Nietzsche, juif par sa mère et issu d’une famille de pasteurs et de juristes protestants de Cobourg en Bavière venait de se convertir au catholicisme. Il est probable que cela lui ait posé quelques problèmes de conscience. L’intérêt de la thèse de Scheler, qui serait anecdotique s’il ne s’agissait que d’une justification de sa conversion, va bien au-delà : il s’agit de répondre au défi que constitue la tentative d’élaboration d’un « nietzschéisme catholique » ! Comme l’explique Jean Lacoste dans la préface de l’édition Bartillat : « il s’agit ici d’engager une contestation de Nietzsche lui-même, de s’approprier la meilleure part de la « généalogie de la morale » tout en défendant ce qui est censé constituer le cœur même de l’expérience religieuse, l’amour, et selon la formule de Pascal que Max Scheler cite volontiers, « l’ordre du cœur ». Formidable tâche que celle qui consiste à montrer ce qu’il y a malgré tout d’erroné dans la conception nietzschéenne et qui vise à préserver l’amour de soi, d’autrui et de Dieu comme base de la construction (Aufbau) de l’éthique. »
En voulant relever le gant de la conception nietzschéenne du ressentiment, Scheler propose ce faisant sa propre conception de ce phénomène si singulier, si secret et si répandu. Par la finesse de sa description rigoureusement phénoménologique, il nous invite à construire une conception plus « philosophique » de cette notion de ressentiment selon une approche critique mais respectueuse, car dit-il, « l’explication nietzschéenne de la genèse de la morale chrétienne est d’une telle profondeur qu’il ne suffit pas, quand on la juge fausse, de la réfuter ; il faut encore montrer comment Nietzsche y est venu, comment il a réussi à lui donner un tel aspect de vraisemblance ».

Mais qu’est-ce que le ressentiment ? Selon un schéma de perversion et de renversement des valeurs habituelles, le mal devient le bien, l’impuissance bonté, l’obéissance soumission, la lâcheté vertu, etc. Au paragraphe 10 de la Première Dissertation de la Généalogie de la morale, Nietzsche met en scène une opposition historique de deux morales – la « morale des esclaves » et la morale aristocratique, en introduisant la notion nouvelle de ressentiment, terme emprunté à la langue française car selon Scheler lui-même, le mot allemand der Groll, « colère rentrée » traduit imparfaitement le ressentiment. 
Max Scheler propose plusieurs éléments qui définissent le ressentiment comme « auto-empoisonnement psychologique » débouchant sur une déformation ascétique de la hiérarchie naturelle des valeurs. Au départ on trouve toujours une blessure d’amour-propre qui suscite un désir de vengeance immédiate, de représailles fulgurantes. Mais au bout d’un certain temps, après une latence, s’impose un sentiment d’impuissance qui rend illusoire la vengeance. D’autres éléments viennent s’ajouter à cette humiliation : le désir de vengeance se dégrade peu à peu en toute une gamme de sentiments négatifs (nous sommes dans le domaine de l’affectif, de l’émotion) : aigreur, rancune, animosité, envie, jalousie, « mensonge organique » ; à la surface de la conscience règne dès lors la malignité ou plus exactement cette joie maligne appelée Shadenfreude. 

Des exemples de ressentiment, fruit de cette rumination malsaine ?
Scheler décline une liste qui pourra faire réagir les lecteurs : outre J.-J. Rousseau – que l’on a pu tenir pour l’incarnation-même de « l’homme du ressentiment », les femmes sont spécialement exposées, mais aussi les Juifs, les prolétaires, les fonctionnaires à la retraite (!), les prêtres – beaucoup plus selon lui que les militaires – ; bref, bien peu de catégories d’individus échappent à cette fatalité. Scheler souligne aussi les réflexes compensatoires de résignation suscités par la divergence entre le désir de posséder quelque chose et le constat d’impuissance à l’obtenir : « Les raisins sont trop verts », dit le renard de la fable, qui nie la valeur de ce qu’il ne peut atteindre et « sauve la face » – tandis qu’un Goethe, par le seul fait de son existence, de sa vitalité, de la prééminence incontestée de ses talents, agace, il est un « reproche éternel » aux yeux de ceux qui n’ont pas son génie et deviennent ses ennemis (Divan, « Livre des maximes »). On aura peu de peine à entendre là l’accusation d’« arrogance » adressée aujourd’hui par le vulgum pecus (« l’homme moyen » selon Scheler) aux élites, aux riches, aux puissants, aux victorieux…

La force intempestive de l’essai de Max Scheler réside dans sa vibrante actualité. Car manifestement, cette notion de « ressentiment » est de retour en ce début de XXIe siècle. Elle se manifeste sous la version plus populaire de la « colère » ou de la « haine » (« On a la haine » vociféraient les Gilets jaunes), terme souvent employé par Scheler. Ce qui donne à son livre une résonance terriblement actuelle. La « haine » ou le « ressentiment » servent à caractériser (et à discréditer) les critiques, spécialement acerbes ou agressives, contre l’ordre social dominant ; on la voit se déchaîner par prolifération métastatique sur les réseaux sociaux dont Scheler donne une description anticipée (p. 61) : « Toutes les fois que l’on acquiert une conviction non par un commerce direct avec le monde et les choses, mais en se formant une opinion à partir de la critique des opinions des autres, de telle sorte que la démarche primordiale, fondamentale de l’esprit ne soit plus qu’une recherche de soi-disant « critères » d’opinion, c’est que la pensée se meut dans une atmosphère de ressentiment, où les jugements de valeur apparemment positifs ne sont guère que des négations et des dévalorisations déguisées. »

Le livre de Max Scheler peut être considéré comme l’apothéose jamais égalée (mais souvent imitée) de cette stigmatisation antidémocratique de « la formidable explosion de ressentiment contre la noblesse et son mode de vie, au moment de la Révolution » conduisant à l’égalitarisme, mal qui s’abat sur les peuples démocratiques et que Tocqueville avait, en son temps, déjà pointé. Terme sensible, le ressentiment est bien devenu une des clefs pour comprendre la montée en puissance de l’expression du grief (la doléance), de la pensée suspicieuse dans les sociétés du XXIe siècle avec l’éclosion des polémiques (pas seulement académiques) au sujet de la rivalité des mémoires, la défense des minorités et des victimes, la révision et la relecture du passé par la cancel culture et l’invitation à être « éveillé », attentif, sensible, woke, aux injustices héritées de l’histoire, aux « crimes » commis jadis. Nous sommes entrés dans un nouvel âge des orthodoxies – pas celles des années trente dénoncées par Jean Grenier dans un célèbre essai*, pas celui des orthodoxies de masses totalitaires, mais des orthodoxies particularistes et communautaristes où la rancoeur prévaut sur le volontarisme. Bienvenue dans l’ère de la Culpabilité universelle avec l’angoisse comme « moteur » des divers régimes de discours publics. Par ailleurs, comme le souligne Jean Lacoste, il est singulièrement étonnant de voir Max Scheler décrire avec une prophétique lucidité les effets et les conséquences de la philosophie « mécaniciste » : « Avec le progrès de la civilisation moderne, les choses de l’homme, les machines de la vie et la nature elle-même que l’homme avait cherché à dominer (…) sont devenues ses tyrans. » Max Scheler a-t-il envisagé l’informatique et ses ordinateurs ? « Les choses sont devenues de plus en plus intelligentes et puissantes, belles et grandes, et l’homme qui les a créées de plus en plus petit et insignifiant, simple rouage de sa propre machine. »

Patrick aime beaucoup !Je ne saurais terminer cette chronique sur la redécouverte de ce classique qu’est devenu L’homme du ressentiment de Max Scheler sans signaler le percutant petit livre de Marc Angenot Les idéologies du ressentiment qui, bien qu’écrit en 1997 et ayant déclenché un tollé à l’époque de sa parution, se révèle aujourd’hui d’une extraordinaire pertinence. Il affirme – je le cite : « Oscillant entre la nostalgie, l’angoisse, le ressentiment et la dénégation, la grande production idéologique « moderne » de droite (mais aussi d’aventure dans quelques secteurs prétendument de la gauche) cherche à re-fétichiser la nation, le groupe, la famille, à réinstituer dans le symbolique tout ce que, dans le réel, le « progrès » du marché capitaliste a pour vocation fatale de déstabiliser et de mettre bas. Il y a dans toute idéologie du ressentiment une dénégation crispée de ce qui est en train de s’opérer dans le « monde réel ». Face à la déterritorialisation, à une évolution sans fin ni cesse qui dissout des territoires symboliques et d’antiques enracinements, le ressentiment cherche à restituer des fétiches, des stabilités, des identités. L’idéologie du ressentiment aboutit dans l’ordre déontique à des exigences de réarmement moral ». On ne peut mieux décrire les processus ayant reconfiguré récemment le paysage politique français, à savoir l’implosion des partis traditionnels, la montée des extrémismes, des idéologies identitaires et des démagogues nationalistes qui croient parler au nom des multitudes, du si convoité « peuple » – ce qui les autorise bien évidemment à avoir recours aux sophismes les plus sommaires, parfois les plus hallucinés pour ne pas dire les plus éhontés, pour défendre leur cause… Il est vrai constatait Marc Angenot en 1997 que favorisé par l’individualisme (dans sa version d’« égocentrisme grégaire ») et le relativisme culturel, concomitants à l’effondrement des Grands Récits émancipateurs « un vaste marché du ressentiment s’est ouvert dans les cultures de la fin de ce siècle. Marché de bon rendement, prédisons-le, avec une large clientèle potentielle de frustrés et de désillusionnés divers à la recherche d’illusions retapées, de rancunes inépuisables et de maussaderie militante, offrant des diversions à l’accablement social et des alibis à ceux qui trainent leur mauvaise conscience ou ne supportent pas la réflexion critique. » Sachant que la colère est à compter au nombre des énergies renouvelables, que le ressentiment relève cognitivement et affectivement de la loi du moindre effort**, il est inutile de préciser que vingt-cinq ans plus tard ce marché est florissant, mondial, dangereusement hégémonique et promis à un bel avenir.

* Jean Grenier, Essai sur l’esprit d’orthodoxie, Gallimard, 1938, réédité en 1967 dans la coll. Idées.
** Face à des idéologies au moindre coût, au moindre effort qui nient, simplifient, maquillent, déforment, détériorent (fake news) inlassablement notre rapport au monde, le travail ironique et déstabilisant de la littérature est salubre, salutaire et même salvateur.

L’homme du ressentiment de Max Scheler, éditions Bartillat, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).
Les idéologies du ressentiment de Marc Angenot, collection « Documents », éditions XYZ, Montréal (Québec), 1997.

Illustrations : Photographie de Max Scheler – Wikipédia / Éditions Bartillatéditions XYZ.

Prochaine chronique le 5 mai.

  1. Serge says:

    Angenot voudrait-il nous dire que la contestation ou l’incompréhension du peuple envers les changements de société induits par le capitalisme tiendraient du vilain ressentiment?
    « la dénégation crispée (par le méchant peuple mal éduqué) de ce qui en train de ce qui est en train de s’opérer dans le monde réel » c’est pas bien?

    1. Patrick Corneau says:

      C’est l’impuissance (ou le sentiment d’impuissance) à changer l’état du monde qui, selon Angenot, engendre le ressentiment puisque le volontarisme (l’action militante) a failli ou montré ses limites. ?

      1. alfreddalban says:

        Synthèse limpide monsieur Patrick, et l’action militante a déjà pour source le ressentiment (enfin pas forcément selon Serge), on se mort la queue !
        « Quand le sentiment d’impuissance cesse, le désir de vengeance s’évanouit » Paul Watzlawick.
        Comme pour beaucoup d’autres, mieux vaut ne pas trop creuser le problème épineux du ressentiment, « A force d’aller au fond des choses, on y reste » Cioran
        En attendant pour être utile, à défaut de remplir le frigo, apaisons la faim des nécessiteux en leur rappelant la sentence de l’autre repu affalé dans son jardin: « Celui qui ne sait pas se contenter de peu, ne saura jamais se satisfaire de quoique ce soit » Epicure. Consolons les avec l’exemple de Henri David Thoreau « Je suis riche des choses dont je peux me passer » ou la leçon du philosophe du jour qui en connait un rayon en terme de ressentiment, quoiqu’il en dise, Michel Onfray « La vraie richesse est de désirer en deçà de ce qu’on possède ». Autant de penseurs au service du mieux être du « peuple ».

        1. Patrick Corneau says:

          Merci Monsieur Alfred pour votre commentaire très lucide : oui, plus on va au fond des choses, plus le sujet se complexifie et à la limite devient indécidable. Il me semble que Cynthia Fleury essaie de dépasser cette aporie. Pour ma part, j’approuve les citations que vous donnez (particulièrement H. D. Thoreau) mais elles émanent d’esprits supérieurs ayant effectué un travail de réflexion, de compréhension du monde, de « metanoïa » qui échappe aux « sad many » sauf, si par l’éducation, l’élévation culturelle ont leur donne les moyens d’une conscience critique capable de s’extraire de ses aliénations et autres conditionnements… ?

          1. alfreddalban says:

            Lu et approuvé, honte à moi; par ressentiment mal surmonté j’ai encore fait un raccourci odieux sur le dos d’auteurs prestigieux pour plaire à d’autres « ressentimenteux » qui ne sont pas prêt de s’extraire de leurs « aliénations et autres conditionnements ». Je demande la clémence de Patrick et Cynthia….sans pouvoir cependant promettre de ne pas récidiver un jour (-:

    2. alfreddalban says:

      Peu importe, au final: « Tout ce qui sort de la classe du peuple s’arme contre lui pour l’opprimer » Chamfort. « Qu’est ce qu’un prolétaire ? un bourgeois qui n’a pas réussi » Céline.
      « Le peuple et le capitalisme, deux concepts passe partout qui se font la courte échelle » Moi.

  2. Les gilets jaunes ne sont pas un bon exemple de ressentiment, sentiment né de l’impuissance, la passivité (la résignation), quand justement ils se sont montrés volontaristes, inventifs, solidaires. Je n’ai jamais entendu le refrain « on a la haine ». Vous pouvez leur faire dire ce que vous voulez, la multitude ne vous répondra pas. Leur refrain « nous on est là »=on agit et on est ensemble.
    L’envie du populaire envers les plus riches, ceux qui réussissent, les consuméristes? Le peuple n’est pas dupe de ces fausses valeurs. Le peuple connaît mieux les élites que les élites ne le connaissent car il connaît qui le maltraite. Le peuple subit les conséquences du néo-libéralisme, du mondialisme, de la financiarisation de l’économie que les élites ont accepté ou mis en oeuvre.

    1. Patrick Corneau says:

      « Ici, il n’y a pas de radicalisation du mouvement, il y a la haine. On a la haine. Vu tout ce qu’il se passe et le gouvernement qui ne bouge pas, la haine ne fait qu’augmenter ». Ainsi s’exprimait une manifestante gilet jaune de la première heure sur France Bleu Belfort-Montbéliard.
      C’est hélas un témoignage qui n’était pas isolé et traduisait un fond de violence qui n’a pas tardé à s’exprimer en passant aux actes, discréditant ce mouvement qui s’est évanoui de lui-même. Il y avait au départ du mouvement des gilets jaunes, comme en mai 68, quelque chose de noble, de très beau ; des doléances indéniablement justifiées, dignes, estimables, mais désamorcées par l’incapacité à se structurer et surtout à formuler des revendications cohérentes. Il y a une résistance digne, calme, silencieuse, qui ne passe pas par colère qui existe en province et dont on ne parle pas parce qu’elle n’est pas télégénique, médiatisable…
      « Ce qui a remplacé la Bastille ne ressemble pas à ce qui constituait l’objectif réel de l’assaut contre la Bastille » écrivait le philosophe Ernst Bloch. A méditer…

Répondre à Patrick CorneauAnnuler la réponse.

Patrick Corneau