Patrick Corneau

Patrick aime pas malPourquoi ne pas commencer ces premiers jours de l’année en parlant des derniers jours de l’écrivain ? Et ceci en compagnie (pardon pour ce jeu de mots inopiné) d’Antoine Compagnon qui, dans La Vie derrière soi, Fins de la littérature (malicieux clin d’œil au roman d’Ajar) nous offre un merveilleux voyage dans les arts lorsqu’il est question de tirer sa révérence, de gagner la sortie, de prendre la porte ? 

Par-delà les immenses lectures qui enjambent les siècles, la finesse des commentaires du professeur au Collège de France, il y a tout au long de cette adaptation de son cours pour parachever quinze années d’enseignement, une grande mélancolie. Celle-ci qui ne tient pas seulement au sujet lui-même mais au fait que l’ancien élève de Roland Barthes mêle sa propre expérience à cette traversée de la littérature comme deuil impossible. Il s’en explique discrètement au tout début : il s’agit d’un livre entrepris après la mort de « l’amie très proche, compagne de longues années », Patrizia Lombardo, décédée en juillet 2019, « parce qu’il faut bien occuper le temps (« l’exercice, la sueur et le bain », disait Proust) ». Exercice dont l’impulsion survient au cours de la visite de l’exposition Manuscrits de l’extrême à la Bibliothèque nationale de France la même année. Antoine Compagnon tombe en arrêt devant deux documents bouleversants : l’agenda de Nathalie Sarraute ouvert à la date de la mort de son mari avec la simple mention de l’heure du décès et le manuscrit des Mémoires de Saint-Simon « ouvert à une page barrée en son milieu d’une curieuse rangée de petits signes dessinés d’une marge à l’autre, témoignage d’un brusque hiatus, d’une fracture irrémédiable : la mort de sa femme ». Saint-Simon et Sarraute inscrivirent sur la page, chacun à sa manière, la disparition de l’être cher. « Fut-ce pour eux une fin ou une suspension ? se demande Antoine Compagnon, peut-on arrêter d’écrire une fois pour toutes ? Peut-on arrêter de transpirer ? » Comment cesser d’écrire sans se détruire ? 

Telle est la question qui constitue la substance de ce livre qui, sur 375 pages, explore le lien essentiel que la littérature entretient avec la mort, le deuil et la mélancolie. Un fil rouge qui entrelace trois brins.
D’abord, celui de la cessation d’activité, de la retraite d’écriture, interruption individuelle et privée, mais parfois historique, voire épochale : d’un côté le dernier récital de la prima donna, quand elle se décide à en finir une fois pour toutes, d’autre part toute la littérature moderne entendue comme un « chant du cygne démesuré », selon le mot de Hermann Broch.
Un second brin est celui du « style tardif », valeur introduite au XIXe siècle par les historiens de l’art et les philosophes allemands, tels Simmel et Adorno, avec un canon bientôt établi, Rembrandt, Beethoven et Goethe, pour la peinture, la musique et la littérature, plus quelques élus moins constants. L’idéal du « sublime sénile », c’est-à-dire le chef-d’œuvre ultime et inattendu qui transcende l’état de l’art, qui casse les conventions que l’artiste a contribué lui-même à instaurer, représente une variante du style tardif. 
Un troisième brin touche à la distinction entre l’artiste conceptuel, qui, par un coup d’éclat atteint le sommet de son art à un âge précoce, tel Picasso, et l’artiste expérimentateur, qui améliore, corrige jusqu’au bout, sans jamais se satisfaire du résultat, comme Cézanne, et à leurs vieillissements respectifs, puisque l’âge se montre plus accommodant pour les artisans qui avancent pas à pas, que pour les théoriciens, à moins que, comme Picasso, ils ne cessent de se réinventer.
Ces trois brin se nouent, comme dans une intrigue tragique, puisque le style tardif ou le sublime sénile, s’ils méritent cette distinction, définissent proprement l’œuvre d’un expérimentateur chevronné qui se rebelle contre lui-même et casse tout au dernier moment, telle la « désinvolture du génie qui ne se gêne plus », suivant la judicieuse qualification d’André Beaunier que cite Antoine Compagnon pour le Chateaubriand de la Vie de Rancé, le vade-mecum qui l’accompagne (« notre livre de chevet ») et l’inspire dans ses digressions et multiples apartés (« vagabonder, c’est le privilège de l’âge »). Et puis il y a des brins adventices ou secondaires comme avec Sartre dont les dernières années « ont paru faire converger les deux grandes options possibles pour la fin, d’une part se retirer, décider ou accepter de ne plus écrire, d’autre part rompre avec toute sa carrière passée dans une œuvre finale que d’aucuns jugeront sublime et les autres sénile. » Après le souci de Chateaubriand de connaître et recueillir les ultissima verba des écrivains* ou de ses ami(e)s, il faut ajouter le culte des ultima verba chez Barrès et l’attachement de Gide aux novissima verba (dans son Journal ainsi que dans Ainsi soit-il ou Les jeux sont faits) qui illustrent différentes manières pour un écrivain de n’en jamais finir de finir.

L’essai se termine avec deux leçons, l’une ouvrant une voie plus pessimiste et l’autre plus optimiste. La leçon triste porte sur les écrivains que la mort surprend au travail, alors qu’ils rêvent d’une « seconde chance », thème illustré par l’une des nouvelles de Henry James sur la vie littéraire, The Middle Years, ou encore par la mort de Bergotte dans La Prisonnière de Proust. La leçon plus heureuse traite de l’image du poète éternel, elle aussi très copieuse dans la littérature, avec Shelley, Emerson, Proust, Valéry, Borges, faisant de chaque poète la réincarnation de l’Esprit depuis les origines du monde. 
Curieusement, ses propres ultissima verba, Antoine Compagnon les emprunte à Samuel Beckett. À la fin de la pièce si bien nommée Fin de partie (1957), Clov, le moins défavorisé des quatre personnages, le seul encore leste, menace de partir tout du long de la pièce : « Finir, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ». Lors du dénouement, il s’éloigne enfin, ou du moins en fait mine : « C’est ce que nous appelons gagner la sortie », dit-il (« This is what we call making an exit »). 
Gagner la sortie ? Beckett joue sur l’expression : « C’est, dit Compagnon, se diriger vers elle, mais c’est aussi l’acquérir, la mériter, la réussir. Comme si une sortie, ça ne se perdait ou ne se dérobait jamais. Une sortie, ça se gagne, ça se conquiert, ça s’emporte, ça se prend, comme on dit : Prenez la porte. »
Sans conteste, d’Antoine Compagnon on peut dire qu’il a gagné la (sa) sortie par la Grande Porte…
* Antoine Compagnon relève dans la Vie de Rancé le curieux terme voculaire pour désigner le recueil de la « parole fatidique », soit les derniers mots des personnes célèbres. Terme que commente ainsi André Beaunier.

La Vie derrière soi. Fins de la littérature d’Antoine Compagnon, éditions des Équateurs, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographie d’Antoine Compagnon ©AFP – (dans le billet) Portrait de Mikhaïl Nesterov par Alexey Severtsov (1934) / Éditions des Équateurs.

Prochain billet le 19 janvier.

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